vocabulaire

 

Nous voudrions nous centrer maintenant sur un aspect particulier de cet effort de réflexion linguistique propre au style de Daniel Pennac: la focalisation jouissive sur l'usage du vocabulaire. Parce qu’ici aussi on retrouve parfois des personnages en train de “regarder” le vocabulaire utilisé. Métaphores à son sujet, commentaires divers sur la couleur des mots, sourire intelligent, en définitive, sur la substance même des histoires.

 

Voyons tout d’abord un exemple de degré zéro à ce propos. Au restaurant de Hadouch Ben Tayed, le vieux Semelle montre à ses amis le sachet en plastique bourré de gélules multicolores que lui a refilé une mystérieuse brune à la Mairie. Juste à ce moment-là, la police fait une descente surprise:

 

- Alors, Ben Tayeb, on fait dans la pharmacie de pointe, maintenant?
J’ouvre la bouche, mais le regard que me lance Hadouch me bloque la pensée au ras des mots.
Silence.
(La fée carabine, p.84)

 


Un autre exemple. Hadouch, Mo et Simon, les amis de Ben, viennent de neutraliser quelqu’un qui filmait Le Petit dans la rue. Saucissonné et impuissant, le “coriace” n’arrive pas à trouver ses mots:


Le “coriace” pendait au bout du doigt de Simon comme la serpillière de tous les regrets. Il se gardait bien de bouger le petit doigt. Il aurait bien voulu parler, mais une bonne grosse terreur était assise sur son lexique.
(Monsieur Malaussène, p.57)

 

Oui, on dirait parfois que le lexique peine à se frayer un chemin, qu’il a du mal à transmettre l’information, ou qu’il traduit justement l’impossibilité de communiquer l’impact d’un sentiment. Souvent même les mots dénoncent leur propre caractère superflu. Voyez comme preuve le passage suivant où Ben vient de sortir de prison (il n’en finit pas...). Après des mois de torture, dans la voiture qui le reconduit chez lui, le narrateur traduit son état d’hébétude, d’abrutissement par un vocabulaire qui joue avec la tautologie:

 


Les promesses électorales continuaient de défiler. Les murs de Paris célébraient aussi le premier centenaire du cinématographe. Le soleil ensoleillait. Les bourgeons bourgeonnaient. Sur les trottoirs, les pigeons pigeonnaient.
(Monsieur Malaussène, p.566)

 

Sourire plus ouvert lorsque c’est le vocabulaire, la tautologie même celle qui nous livre la caractérisation d’un personnage:

- Du calme, c’est fini. Détendez-vous. C’était pour rigoler. Comment vous vous appelez?
- Clément.
- Clément comment?
- Clément Clément.
C‘était probablement vrai. Il avait bien une bouille à sortir d’un papa suffisamment fier de son spermato pour en faire une tautologie.
(Monsieur Malaussène, p.59)

 

 

Mais il est évident que l’usage que chaque personnage fait du lexique retient tout particulièrement l’attention de l’auteur. Il se plaît à souligner ainsi, mieux que n’importe quel commentaire, les psychologies contrastées. Voyons d’abord Jérémy, fasciné à l’idée de représenter sur scène la vie de Ben. Le Zèbre, un vieux cinéma ferait très bien l’affaire:


-Suzanne, est-ce qu’on pourrait tous dormir au Zèbre, avec Clément?
C’est Jérémy qui a posé la question en désignant l’ensemble des frères et sœurs rangés derrière lui.
- Pour faire corps avec le théâtre, tu comprends, ça facilitera la mise en espace!
“Faciliter la mise en espace”, “faire corps avec le théâtre”, ça y est... il n’a pas encore écrit sa pièce, ce petit con, qu’il a déjà flanqué son vocabulaire en uniforme.
(Monsieur Malaussène, p.82)

 


D’accord, il reçoit le qualificatif de “petit con” mais l’idée générale est sympathique. Il en va tout autrement avec certains personnages et leur emploi du lexique. Remarquez le jeu des “accents circonflexes” et des mots en italiques dans les deux citations suivantes:


C’est inconcevable, disait la mère, on pratique paisiblement son jogging en famille, et une enfant de neuf ans bute contre un cadâvre.
(La mère collait des accents circonflexes même aux cadavres).
- C’est extravagant (...)
- Une exécution.
Il ajouta:
- Sans bavure
- Je vous en prie..., dit la mère
Elle parlait en italiques, avec application, comme si elle se traduisait elle-même.

(La petite marchande de prose, p.204)

 

Là, j'ai perdu patience.
- Arrête de me faire chier avec tes mots en italique et tes précautions à l'anglaise, Loussa! "Je crains que...", "Tu veux dire...", "Je suppose...", "En quelque sorte..." nous ne sommes pas deux anciens de Cambridge occupés à parler cul en ménageant les formes, putain de merde!(...) Je te parle de mon plus jeune frère qui me fait une grève de la faim!
(Des chrétiens et des maures, p.24)

 


Nul doute, les périphrases, les détours, le politiquement correct ne sont pas très prisés par les héros de Pennac. Si on ne peut pas appeler un chat un chat, si la vie sociale nous impose à ce point le déguisement des mots... alors là, on ne joue plus... Observez le changement d’attitude chez Ben lorsqu’il analyse le lexique de Sainclair:


Sourire complice.
- Inénarrable, le professeur Berthold, mais hors pair, vous en conviendrez avec moi. Notre meilleur chirurgien, si ce n’est un des plus remarquables au monde... Nobélisable... hors pair.
Je ne souris plus. “Inénarrable... hors pair... nobélisable...” Oui, oui, c’est bien Sinclair. Tu as changé de costume, Sainclair, mais je te remets quand même. A ton style trois pièces. Le superlatif soft... L’extase de salon.
(Monsieur Malaussène, p.164)

 

 

En outre, il n’est pas rare de trouver chez Pennac un plaisir particulier à choisir devant nous la couleur des mots. On se situe, pour ainsi dire, dans la fiction de l’auteur à l’ouvroir. Réflexion sur le lexique donc, et désir ludique à travers ses personnages “narrateurs”, Ben et Jérémy surtout.

Dans le passage suivant, le Zèbre accueille enfin la pièce de Jéremy. Dans la salle, tous les amis, Ben en première file.

 

 

Sur scène donc, le jeune Jéremy revit certains épisodes de la vie des Malaussène lorsqu’il se heurte au mot “édicule”. Il tient à expliquer en aparté le problème:


...Avènement qui, je te l‘accorde, ne mérite pas la plus modeste plaque sur le plus petit édicule!
Ici, il s’accroupit sur ses talons, et, très technique tout à coup, à moi seul, comme s’il n’y avait plus que nous deux dans la salle:
- Sur mon brouillon, j’avais marqué “pissotière”. Mais ta voisine (du pouce, il désignait la reine Zabo) a remplacé par “édicule”... J’ai négocié, j’ai suggéré “urinoir”, elle a tordu le nez, j’ai proposé “sanisette”, elle a trouvé ça trop moderne, et chaque fois elle revenait à la charge avec son ridicule édicule, tu la connais, c’est une vrai tête de lard, y a rien eu à faire. “Édicule, elle a dit, ça fait plus romain, Montherlant aurait aimé!”
(Monsieur Malaussène, p.141-2)

 

 

Voilà ce que l’on appelle mettre en scène le vocabulaire. Oui, je sais...
Et tant qu’on parle de synonymes, observons le cas de l’accumulation de termes. Parce qu’on assiste parfois à une véritable avalanche de vocabulaire. Juxtaposition, coordination, addition de termes qui nous transmettent non seulement la richesse du lexique, mais des états d’esprit particulièrement intenses des personnages.

Puisqu’on citait la richesse, voyons justement cette scène dramatique où Ben apprend que sa sœur Clara attend un enfant, juste après l’assassinat de son mari. C’est à ce moment-là que Ben décide d’accepter l’offre de la reine Zabo, l’éditrice de génie: il se fera passer pour un écrivain anonyme en échange, bien évidemment, d’une somme considérable. Et voilà qu’on a droit à une multitude de synonymes, et, termes familiers et argotiques se succèdent:

 

S’il est vrai que Clara est habitée, s’il est vrai que ma petite Clara va donner à naître, foi de moi, ce qui va naître là, naîtra riche! Pas riche d’espérences, non, pas riche de sentiments, pas forcément un rupin des neuronnes non plus -ces choses-là dépendent d’ailleurs- mais riche d’argent, nom de Dieu, de pognon, de tunes, de joncs et de pépettes, riche de fric, de blé, de flouse, d’artiche et d’oseille! Je te vais lui constituer une dot auprès de quoi les économies de Rothschild passeront pour un viatique d’étudiant. Oh! je sais, ça ne fera pas son bonheur, mais ça lui évitera au moins de penser que l’argent fait le bonheur des autres, et puis ça lui épargnera le travail, et de croire que le travail est une vertu! (...) Et, s’il m’envoie à l’hospice quand mes dents tomberont dans mes poches, je partirai heureux, sachant enfin, preuve à l’appui, que la vie a un sens!
(La petite marchande de prose, p. 122-3)

 


Le résultat est drôle mais on ne peut pas s’empêcher de sentir aussi la douleur, le déchirement et la rage dans tout ce déferlement linguistique. C’est ce riche mélange, peut-être, celui qui “épaissit” notre perception du récit. En tout cas, nul doute, les mots sont lancés presque comme une munition, bien fort, bien loin, comme pour contrecarrer la douleur. Curieux ce pouvoir des mots. L’une des plus frappantes scènes de terreur psychologique met justement en scène cette force effrayante.

 

Le docteur Postel-Wagner veut délivrer une vieille femme et son petit fils d’une tueuse en série. Avant de repartir pour conclure le marché il est témoin du discours humiliant et cruel de la psychopathe. Au cas où on ne l'aurait pas remarqué, les mots sont une arme redoutable:

- Autre chose. Dites-vous que jusqu’à deux heures du matin je vais continuer à leur parler. Vous avez entendu ce que je suis capable de faire avec les mots? Alors soyez à l’heure, ne prolongez pas leurs souffrances. Un peu d’humanité, quoi. Sinon, vous récupérerez deux cinglés qui n’oseront jamais écouter qui que ce soit.

(Monsieur Malaussène, p.352)

 

Oui, terrible le pouvoir des mots, dans un sens comme dans l’autre... C’est pour cela que l’on retrouve cette avalanche linguistique justement face au malheur, la violence, la peur. Nous allons voir un curieux exemple dans l’exercice suivant.


exercice


Les inspecteurs Titus et Salistri se trouvent d’habitude confrontés à des réalités bien sinistres. Simplement là, dans cette affaire, aux côtés d’une ex-nonne devenue femme policier, ils semblent découvrir l’horreur pour de vrai. Chez l’inspecteur Titus la réaction verbale tient plutôt de la protection, du talisman. Cette effusion de vocabulaire, cette accumulation devient en effet comme une prière, une incantation qui l’accrocherait à la vie:


Depuis quelques mois, une sorte de sainte promenait Titus et Salistri dans les sous-sols de l’enfer et les rendait à la maison, perdus d’amour et les yeux fous, Titus bricolant des mensonges pour minimiser l’horreur, Silistri muet comme la tombe d’où il venait de sortir.
- Joseph ne retrouve la parole qu’après, disait Hélène.
- Le mien se remet à parler pendant, comme à nos débuts, quand il cherchait le mode d’emploi. Et puis il m’appelle, il m’appelle...
- Il t’appelle?
Titus appelait Tanita. Il n’en finissait pas de l’appeler: Tanita! ma crème! mon cœur! ma loupiote! mon plumard! ma joie! mon lacet! ma pomme cannelle! mon encrier! mon beau madras! mon jupon blanc! ma douce! ma douche! ma peau! mon foie! mon p’tit joint! ma gratte! mes glandes! mon Dit Thé Pays! mes acras! mon p’tit bout de chocolat! ma vie! ma vie! ma vie! ma vie!
(Monsieur Malaussène, p.202-3)

 


1- Analyse du vocabulaire. Groupez les termes selon leur registre (termes argotiques, langage familier, termes neutres...), puis selon leur champ sémantique et leurs connotations.
2- Expliquez comment l’auteur fait naître le sourire grâce au vocabulaire et cela malgré le ton sérieux général du passage.

 

 

 

 

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