jeux de sons


Les calembours, les jeux de mots, les jeux sur les homophones et les sonorités en général attirent l’attention du lecteur sur le travail même de l'écriture. Et Daniel Pennac aime bien communiquer son propre plaisir en tant que constructeur du récit. Un dialogue intéressant s’établit entre le lecteur et le narrateur qui souligne au passage ses procédés littéraires.

 

 

Parce que l’on a beau être pris par les passionnantes aventures du fameux Benjamin Malaussène, par exemple, l'auteur nous rappelle à l'ordre et avec un évident esprit ludique se met à focaliser les jeux linguistiques.

 

 

Cela se produit normalement après une scène éprouvante ou une situation idyllique... Trop idyllique? On risque de tomber dans le sentimentalisme? Ne vous en faites pas, il n'y a rien comme sortir de l'histoire pour la commenter. Exemple: Ben et Julie vont avoir un bébé. Benjamin se dirige à ce petit être-là:

 

Tu vois, il ne se passait rien. Clément Graine d’Huissier et Cissou la Neige rendaient Belleville à Belleville. Jérémy Malaussène mettait les Malaussène en scène, Suzannne créait une cinémathèque en un cinéma oublié des cinéastes, et ton innocence germait dans le giron de Julie. Allitérations, harmonie imitative, la vie ronronante, pas le plus petit symptôme de destin... Le charme sans objet d’un roman qui se refuse à commencer.
(Monsieur Malaussène, p.123)

 

Remarquez cette instance narrative qui émerge de la bouche du narrateur: une voix qui surprend le lecteur par la référence à son propre caractère de personnage littéraire. On aura l'occasion par la suite d'observer en détail ce regard sur le récit, ces diverses mises en abîme qui enrichissent les histoires de Pennac. Voyons pour l'instant d'autres exemples de jeux linguistiques qui trahissent cette volonté de sourire devant la matière littéraire.

 

Ben, ce frère de famille exemplaire, se voit d’habitude aux prises avec la justice. Et il n’est pas rare de le voir sortir de prison après des mois injustement accusé. On le sait, il s'agit du bouc émissaire par excellence:


- Non seulement vous êtes innocent, mais vous êtes, si je puis dire, l’innocence même.
(L’innocence m’aime.)
(La petite marchande de prose, p.90)

 


Et pourtant, pourtant... tout semble se compliquer à son passage, comme avec le fiancé de Clara, Saint Hiver, brutalement assassiné:

 

 

- Mais c’est aussi Clara qui joue le rôle de mère, chez-vous, en l’absence de la vôtre? (...) En sorte que si elle avait épousé Saint-Hiver, vous auriez perdu à la fois et votre enfant et votre mère.
(Ce qui me fait deux mobiles en un seul pour refroidir Saint-Hiver... refroidir Saint Hiver, assez drôle. Pourquoi les mauvais mots viennent-ils toujours trop tard?)
- Vous voulez dire que...
Il reprend à la volée.
- Je veux dire que vous avez un don exceptionnel pour vous foutre dans la merde, mon garçon.

(La petite marchande de prose, p.92)

 

 


C’est vrai, il doit faire bien des efforts pour se maintenir et maintenir sa famille loin des problèmes. Souvent c’est par le biais de la fiction que cela se produit, à travers les histoires qu’il leur raconte. Dans Monsieur Malaussène, tandis qu'il purgeait sa peine, c'est son frère Jérémy qui a assuré le rôle de conteur à la maison. Jérémy, qui aime tellement baptiser ces frères, inventer des récits, jouer avec les mots...


Il dépose ses verres dans la mousse, à côté de mes assiettes, et ouvre le robinet du deuxième bac. Il aime bien faire la vaisselle avec moi, Jérémy, surtout depuis ma sortie de prison. Il appelle ça “jouer du double Bach”. Je fais des bulles, il rince et il torchonne. Ça nous permet de causer critique.
(Monsieur Malaussène, p.520)

 


Jérémy, qui aurait bien signé ce jeu
de mots sur le "canon":

 

Et puis, dans les moments de déprime, on pouvait toujours se consoler en se disant que les plus belles bibliothèques trônent chez les plus beaux marchands de canons. Loussa et Malaussène en avaient souvent débattu derrière leurs canons à eux: des sidi-brahim, calibre 13º5.
(La petite marchande de prose, p.225)

 

 


Tous les deux, sans doute, aprécieraient l’acuité sonore spéciale dont se parent les moments solennels. Voyez cette scène de mariage religieux où résonnent les "orgues" et les "ogres". Cette scène où le jeu des sons véhicule la critique grinçante. Par instants on se dirait dans un poème de Prévert:

 


Il y eut un soir, il y eut un matin, et le Grand Ogre créa les grandes orgues. Il vit que c’était bon et nappa de musique les travées de ses cathédrales.
(Monsieur Malaussène, p.587)

 

Et comme chez le poète, ici non plus, la voix humaine ne semble pas à sa place. Dans cette cathédrale aux résonnances élevées, le langage oral perd ses repères. Comme dans la tête du futur marié, le docteur Berthold, lorsque deux invités non désirés l’interpellent devant l’autel et l’accusent d’un drôle de méfait:

 

- Mon ami et moi on voudrait savoir comment vous faites les mômes aux nonnes! demanda Marty.
“Momononne”... “Momononne”... ça ne disait rien à Berthold.
- Comment tu engrosses les bonnes sœurs, précisa une deuxième voix.
(Monsieur Malaussène, p.590)


 

 

Un autre point commun avec Prévert: le respect de l’univers des enfants et des adolescents, la vraisemblance des jeunes personnages et, naturellement de leur façon de s’exprimer. Certaines de leurs sonorités particulières font souvent sourire par elles-mêmes, c’est vrai, c’est rigolo, toutes ces liaisons qu’ils renforcent, les petits défauts de prononciation... Mais attention, ici on ne rit pas des enfants, souvent ce sont les adultes qui s’y trouvent compromis:


Les enfants se foutent des causes, Tatiana! Seul le but les intéresse.
Ce qui est la vérité vraie. Qu’un moutard vous demande “Pourquoi il pleut?”, la pire des réponses à lui faire concerne “les nuages...”, réponse qui entraîne illico “Pourquoi les nuages?”, et vous voilà embarqué dans l’analyse complexe des “précipitations atmosphériques”, “Pourquoi les prézipitazions?”, avec leur cortège d’anticyclones, “Et pourquoi ils viennent des Zazores?”... Folle spirale où vous heurtez vite et fort les parois de votre incompétence, et qui vous accule à la baffe libératrice, ou pis, au mensonge.
(Messieurs les enfants, p.103)

 


Comme ces adultes prétentieux, snobs, qui emploient à tort et à travers le lexique d’une langue étrangère pour renforcer leurs dires. Voyez cet avocat qui prétend à tout prix tirer parti de la lamentable situation de Benjamin. Transcrire tel quel l’anglais en français phonétique permet à l’auteur de mettre une distance supplémentaire vis-à-vis d’un personnage antipathique:

 

 

- Un procès public, oui. Télévisé. Et je suis sur le point de l’obtenir. Une grande première en France (...) Croyez-moi, ce sera le procès du siècle. Plusieurs chaînes sont partantes. Praïme taïme, évidemment. Les Américains sont d’ores et déjà en train de fictionner votre aventure...
- Les Américains me fictionnent?
(Monsieur Malaussène, p.490)

 


Mais cet écart, cette reproduction des sonorités à travers la manipulation de l’orthographe peut aussi bien servir à caractériser affectivement un personnage, à en faire quelqu‘un de proche, de tendre. C‘est comme les fautes de grammaire que perpètre Mondine, ex-prostituée et future femme du professeur Berthold. Remarquez la différence avec l’exemple antérieur, lorsqu’elle fait servir l’italien:


C’est elle qui avait décidé de célébrer leurs noces sous le divin chapiteau.
- En latin, en soutane et en cathédrale, je le veux, notre mariage!
Il avait bien regimbé un peu:
- Mais Dieu est une connerie, mon p’tit Pontormo, t’y crois pas plus que moi.
- Là n’est pas la couèchtionne, professeur. C’est à Lui de croire en nous!
On ne raisonnait pas avec Mondine. On épousait Mondine avec ses raisonnements.
- Il y aura du beau monde, faut que tu te tiennes. Je veux pas passer pour une quelconque, maintenant que tu m’as fait professeuse.
(Monsieur Malaussène, p.588)

 

On pourrait le comparer à ces fautes commises par les enfants et qui, de fait, assurent la vraisemblance des personnages.

 

C’est ainsi que le recours à ce type de transposition de l’oral peut se produire sans une intention référentielle exacte, on ne traduit pas la façon de parler d’un enfant déterminé, on l’utilise simplement pour rompre un moment de spéciale tension.

 

 

Benjamin produit cet effet lorsqu’il se dirige à son enfant à naître et se rappelle la mort récente de l‘inspecteur Pastor. Cette méditation sur un thème dense tel que la vie/la mort/l’éternité... a besoin d’un petit clin d’œil:


Si nous avions pu vous mettre en relation, Pastor et toi, vous auriez échangé quelques tuyaux utiles, mais l’éternité est ainsi faite que les morts et les zanaître ne se causent pas.
(Monsieur Malaussène, p.609)

 


Tout comme les frères de Ben qui discutent de sa santé après son excarcération. L’auteur transpose la phonétique grâce à un orthographe fidèle à l’oral (et sans doute envié par la plupart des apprenants de français). Le comique naît justement de ce jeu, de cet écart entre ce qui devrait être correctement orthographié et la simplification/réduction à laquelle on soumet la langue:


Ma guérison n’allait pas de soi. Elle provoqua un conflit de recettes.
- Faut sortir Benjamin, affirmait Jérémy.
- Fokivoidumonde! renchérissait le Petit.
- Fokisrepose! objectait Thérèse.
(Monsieur Malaussène, p.571)

 

 

exercices


Lisez ces deux extraits et répondez aux questions:

 

Ronald a fait un gros chagrin en apprenant l’assassinat de son ami Job (...) Mais il s’en est consolé en mesurant le succès du film. Sincèrement heureux du génie de Job et de sa célébrité posthume. Tout content de voir les Césars, les Zoscars, les Dellucs, les Zours de Berlin et autres Lions de Venise (la ménagerie des zhonneurs cinématographiques) se poser avec des Palmes d’or sur la tombe de ce pauvre Job.
(Monsieur Malaussène, p.610)

 

 

1- Le jeu des sonorités reproduit-il ici la phonétique enfantine? Quel est donc l’effet recherché?
2- L’auteur a recours à quel champ sémantique pour parler des prix cinématographiques? Quel en est le résultat?
3- Donnez deux sens différents à “zhonneurs”. En quoi cela provoque le sourire?

 


<Après une bagarre très musclée, entre en scène la sœur de Ben, Louna, qui pense défendre son amant, surnommé “Planche à Voile”, en réalité un assassin dangereux>

 


Maintenant on allait prévenir les flics (...) Mais le destin s’oppose parfois aux meilleures résolutions.
Le destin se matérialisa ici en la personne de Louna, surgie sur le seuil de la porte, hurlant le nom de son amant, se précipitant sur Simon toutes griffes dehors, et se retrouvant dans les bras de Planche à Voile.
À ceci près que Planche à Voile l'étranglait dans la saignée de son coude pendant que son autre main tenait un fin bistouri d'acier sur sa carotide palpitante.
Tout cela si vite et si confusément que je n'ai pas encore trouvé les mots.
- Foilà che que che fais faire, baindenant, dit Planche à Voile avec ce qui lui restait de dents. Che fais b'en aller afec zette dendre gonne, et fi un feul de fous trois moufte, che la due.
(Des chrétiens et des maures, p.71)


1- Redonner à la dernière phrase sa phonétique/orthographe correcte.
2- “Tout cela si vite et si confusément que je n’ai pas encore trouvé les mots”. Essayez d’expliquer en quoi consiste l’effet humoristique provoqué. (vous pouvez vous aider de arrêt sur image)
3- Dans la dernière phrase le jeu des sonorités reproduit des difficultés d’articulation. Et cependant nous retrouvons un effet comique. Expliquez.

 

 

 

accueil