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images surprenantes
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Nous allons voir un certain nombre d’images qui fonctionnent surtout grâce à un effort ironique de la part de l’auteur. Ironie, jeux intertextuels, jeux de mots, comparaisons surprenantes, métaphores, hyperboles... tout l’arsenal rhétorique est mis en marche pour nous arracher le sourire.
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Mais c’est le narrateur lui-même qui nous fraye la voie. C’est en effet lui, le premier à prendre en dérision ses propres trouvailles. Rire de l’image, même la plus sérieuse ou celle qui surgit dans le malheur semble être la devise. Observez l’exemple suivant. La mère de Ben vient de faire une fausse couche. Désespoir généralisé. Or, dans l’ambulance qui les conduit à la maison, l’attention se centre sur la sœur du narrateur qui ne jouit pas non plus d’un bon moment vital:
Louna venait de se faire plaquer par un toubib de son hôpital, un neurologue. Elle y avait laissé un bon morceau de cœur (...) Louna avait pris le pli inverse de notre mère. Elle se faisait jeter aussi souvent que maman larguait les hommes. Comme si elle cherchait à rétablir une sorte d'équité dans la république de l'amour. Mais elle tombait chaque fois de si haut et se faisait si mal qu'il nous en venait des envies de meurtre, à Hadouch et à moi. Seulement, venger Louna revenait à dépeupler la Faculté. Même Hadouch et ses copains n'y auraient pas suffi. Louna était déjà infirmière à l'époque. Le corps médical appréciait hautement le sien. Elle se donnait sans compter mais en espérant beaucoup. Elle supposait une âme aux hommes.
Total, il pleuvait autant à l'intérieur de l'ambulance que sur Paris. Les essuie-glaces brassaient les eaux du déluge sur celles du désespoir. Une époque dramatique, en fait. Je passais mon temps à manier la serpillière. Une de ces déprimes domestiques qui vous font souhaiter une guerre mondiale, un bon cancer, un dérivatif, quoi, un rien de distraction.
(Des chrétiens et des maures, p.29-0)
Et parlant de distractions... on ne veut présenter ici qu’un bref échantillon de ces images percutantes qui nous séduisent. On aime tout particulièrement lorsque l’auteur nous prend au dépourvu avec ses associations d’idées délirantes. C’est comme ça... Et c’est d’ailleurs la base du procédé humoristique, comme on souligne vers la fin de cette page. Mais surtout on apprécie chez notre auteur l’intelligente adéquation entre les images farfelues et le point de vue des personnages. En effet, lisez cette comparaison sur la beauté dans la bouche du jeune Jérémy (qui n’est pas du tout un sentimental). À n’en pas douter il n’existe rien dans la nature d’aussi exquis que la mère des Malaussène après un accouchement:
- Elle est belle comme une bouteille de Coca remplie de lait. Jérémy a murmuré ça les larmes aux yeux (...)
Oui, Jérémy, elle est belle comme une bouteille de Coca-Cola remplie de lait. Je la connais bien, cette beauté-là! Irrésistible. Le genre Bois Dormant, Vénus sortant de Shell, indicible candeur, naissance à l’amour.
(La fée carabine, p.164)
On comprend un peu mieux le désespoir dans la citation antérieure. D’ailleurs on ne critique pas la justesse de cette image-ci, ni son registre particulier. Non, on la savoure, on la goûte. Et on sourit. Comme on le fait avec l’iceberg dans “Comme un roman”. Du point de vue des élèves soupçonneux, ce gros livre que le prof prétend lire à haute voix n’est plus un tome, ni une brique, c’est plus gros, c’est plus écrasant encore:
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Or voici qu'il se met à le lire et qu'on voit l'iceberg fondre entre ses mains!
Le temps n'est plus le temps, les minutes filent en secondes et quarante pages sont lues que l'heure est déjà passée.
Le prof fait du quarante à l'heure.
(Comme un roman, p.134)
Du quarante à l'heure! Génial... Restons dans ce registre un instant. Que me dites-vous du poème à quatre étages? Le professeur Crastaing vient de coller une rédaction assommante à Igor et à ses amis. Le garçon réagit avec rage, l’auteur l’accompagne, bienveillant, mais sans condescendance:
Pendant qu’Igor Laforgue, son cartable sur le dos et deux sacs à provisions dans les bras, grimpe quatre à quatre les escaliers de son immeuble, en braillant la comptine des mauvais jours:
Un, j’emmerde Crastaing!!
Deux, je fais ce que je veux
Trois, j’ai tous les droits!...
Poème à quatre étages mais interrompu au palier du troisième par la dégringolade d’une valise suivie d’un type qui descend comme on se jette dans un puits pour éteindre un incendie personnel.
(Messieurs les enfants, p.38)
Un autre enfant, le petit frère de Ben, assiste à un assassinat en pleine rue. L’auteur et la victime sont par ailleurs assez inattendus: c’est une petite vieille qui tire sur un policier particulièrement méprisable. L’association avec la jolie fleur étoffe la vraisemblance du personnage témoin, sa focalisation, tout en donnant à la scène une horreur particulière:
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... la vieille dame brandissait un P.38 d’époque, celui des Allemands, une arme qui a traversé le siècle sans se démoder d’un poil, une antiquité toujours moderne, un outil traditionnellement tueur, à l’orifice hypnotique.
Et elle pressa sur la détente.
Toutes les idées du blondinet s’éparpillèrent. Cela fit une jolie fleur dans le ciel d’hiver. Avant que le premier pétale en fût retombé, la vieille avait remisé son arme dans son cabas et reprenait sa route. Le recul lui avait d’ailleurs fait gagner un bon mètre sur le verglas.
(La fée carabine, p. 16)
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Parfois ça grince. C’est drôle mais parfois on découvre aussi un fond amer. Comme si l’image surprenante ne distillait son humour que pour mieux faire ressortir la gravité de la situation. Voyez donc ce distributeur automatique d’espoir. Benjamin y pense en attendant une sentence qui ne peut être que la prison à vie:
Et pourtant tu espères...
Dans le couloir de ton attente, les deux gendarmes qui t’encadrent ont des visages de bois. Attendent-ils, eux? Comptent-ils les secondes? Tu les regardes un peu. Qu’espère un militaire? Le sergent espère passer sergent-chef, l’adjudant, adjudant-chef. O sagesse des armées. Les tranches d’espoir dans le distributeur automatique de la carrière. Et qu’espère-t-il, le maréchal de France, après avoir avalé sa dernière tranche? Le maréchal espère l’Académie. Car seul l’Immortel est dispensé de la corvée d’espoir.
Ce qu'on peut s'offrir de pensées bêtes en 271 secondes d'espérance folle.
(Monsieur Malaussène, p.510)
Oui, il faut dédramatiser de temps en temps, et entre-temps aussi... Daniel Pennac ne peut pas laisser échapper l’occasion. On serait tentés de le voir sourire même lorsqu’il veut charger l’atmosphère. Que dire sinon de cette pierre planeuse qui surgit sur Ben juste lorsqu’il va être inculpé? Le narrateur a beau créer une tension tragique soutenue, un sentiment d’injustice manifeste, c’est plus fort que lui:
Chaque seconde du procès t’enfonçait davantage, chaque mot creusait sous tes pieds, le silence de ton propre avocat planait comme une pierre tombale au-dessus des débats. Tu sais bien que les pierres tombales ne planent pas longtemps. Tu le sais.
(Monsieur Malaussène, p.510)
Ça fait bien de rire justement de ce qui nous fait le plus peur. Et il n’y a comme la mort pour angoisser, n’est-ce pas? D’accord, d’accord, mais avant de nous élever vers des horizons métaphysiques avançons justement une définition de la mort et... sourions, bien sûr:
Mais il est vrai que la mort, c’est la fin des opinions. Mourir, c’est troquer nos opinions contre un point de vue. (Imprenable, le point de vue!)
(Messieurs les enfants, p.81)
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Et c’est vrai. Que faire d’autre sinon, face à la mort? Au moins dans cet univers bien concret qu’est un roman de Pennac, le narrateur ne s’en empêche jamais. L’humour est une arme contre le malheur, c’est aussi bête que ça. Et aussi précieux de le transmettre! Je vous cite quelques exemples légers à propos de ce thème, tous en rapport avec la belle Julie, la femme de Benjamin Malaussène. Dans La petite marchande de prose, Ben a reçu une balle dans la tête. Coma dépassé. Or, de près ou de loin, tous ceux qui ont eu à voir avec cet attentat sont liquidés. Rien de plus prévisible que la furie de Julie en soit la responsable. Et voilà l’hyperbole belge dans la bouche des policiers qui enquêtent sur l’affaire:
Cette fille est à peu près aussi mortelle qu’un héros de bande dessinée belge.
(La petite marchande de prose, p.292)
Entre l’ironie acide et la litote nous assistons aux funérailles des ex-collaborateurs de Benjamin. Et plus d’un policier se voit parfaitement capable de se mettre dans la peau de cette femme blessée au plus profond:
Une balle de 22 à forte pénétration avait fait sauter son homme en l’air. Quand elles ne vous en remercient pas, ce sont des choses que les femmes pardonnent difficilement.
(La petite marchande de prose, p.223)
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Et allons-y maintenant avec les jeux de mots. On se trouve dans la cathédrale, les obsèques vont avoir lieu et tout le monde est sur le qui-vive. Entre les assistants (et possibles nouvelles victimes), plein de policiers en service. On sent venir l’attaque surprise:
Certains cœurs étaient brisés, d’autres alourdis par le poids des armes de service. (...)
Peut-être même plongerait-elle d’un vitrail, dotée d’une paire d’ailes immaculées et d’un fusil à pompe pour exercer son droit canon.
(La petite marchande de prose, p.222-3)
Oui, vous me direz “canon/canon”, c’était facile, mais il fallait y penser... Non, sérieusement maintenant... devant le malheur, devant le désespoir, face à la mort contre laquelle bute notre incompréhension, l’issue la plus salutaire n’est jamais la plus prévisible.
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C’est l’une des composantes de l’humour justement, l’aspect surprenant de l’énoncé.
Cela produit tout d’abord un effet déstabilisant, indispensable pour couper court à la ligne de pensées noires et sans réponse du malheur. Après ce fort coup on redirige l’attention vers un autre objectif. Tout comme un prestidigitateur. Dans notre cas l’auteur nous fait aussi un truc de magie, il nous redirige justement là où il veut, vers le jeu.
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Jeu de langue, jeu de mots (attention au jeu de mots qui suit sur les légumes sautés), plaisir tout court, à nouveau à la manière de Prévert. Voyez ce petit bijou d’enseignement paternel. Julie se souvient du sens de l’humour de son père, surtout lorsqu’il abordait les thèmes “sérieux” comme la beauté de sa fille, le regard des autres, la vie, la mort..:
- Personne n’ose regarder les très laids, de peur de les blesser, et les très laids meurent de solitude, pour cause de délicatesse universelle.(...)
- Quand aux très beaux, tout le monde les regarde, mais ils n’osent regarder personne, de peur qu’on ne leur saute dessus. Et les très beaux meurent de solitude, pour cause d’admiration universelle.
Il mimait tout ce qu’il disait. Il en rajoutait dans le pathétique. Elle riait.
- Je vais te faire greffer un nez en patate, ma fille, et des oreilles en chou-fleur, tu ressembleras à un potager ordinaire, tu produiras de paisibles petits légumes que je ferai sauter... sur mes genoux.
(La petite marchande de prose, p.176)
Voilà. Ce n’est pas beau? Ce n’est pas poétique, ça? Et on était partis d’une thématique assez lugubre, il ne faut pas l’oublier... Double mérite donc. Dans l’exercice suivant vous aurez à analyser des procédés semblables utilisés par l’auteur lors d’une image vraiment surprenante, et désopilante, celle de l’infirmière violeuse.
exercice
Juste avant cet extrait de La Fée carabine on dirait que la Mairie drogue les vieillards. Enfin, c’est ce qu’une mystérieuse brune a fait croire au vieux Semelle. Son ami Benjamin Malaussène insiste pour y être présent et s’expliquer avec la pourvoyeuse. Mais voilà qu’une tout autre femme arrive. Une authentique et inquiétante infirmière. À la vue de Ben, elle a tout de suite l’eau à la bouche, mmyam...:
Et de se faire roucoulante tout à coup.
- La drogue, c’est pas une solution, mon petit homme, j’en connais une autre.
Elle a dit ça en s’approchant de moi. Combien mesure-t-elle? Si je n’avais pas eu le bon réflexe arrière, ma tête se serait encastrée entre ses seins. Sans se retourner vers Semelle, elle ordonne:
- Allez nous attendre dans votre cuisine, grand-père.
Aussitôt dit aussitôt seuls, sa tête d’ogresse au-dessus de la mienne, sa poitrine de granit m’écrasant au mur, sa pogne de débardeur reptant vers le bas (mon bas à moi) pendant que sa voix de violeuse dicte l’ordonnance
- J’ai pas le temps maintenant, mon petit amour, mais il faudra venir te faire soigner chez moi ce soir au plus tard, si tu ne veux pas que je te balance aux flics. Tiens, voilà mon adresse.
En effet, ses doigts qui se sont faufilés de l’autre côté de ma ceinture viennent d’y glisser une froide carte de visite dont mon pèse-lettre intime constate qu’elle est imprimée en relief. Le grand chic.
Autrement dit, la pourvoyeuse de Semelle était infirmière autant que je suis évêque. Elle n’a évidemment rien à voir avec la Mairie qui a ses propres infirmières -lesquelles ne droguent pas l’administré, mais le violent.
(La fée carabine, p.106-7)
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1- Le mouvement des personnages. Montrez comment de la disposition spaciale des personnages naît le comique de situation.
2- Le physique de l’infirmière: soulignez l’usage des adjectifs possessifs dans sa caractérisation. Comment l’auteur s’y est pris pour provoquer l’humour?
3- Expliquez l’ironie sous-jacente dans l’expression “le grand chic”.
4- La “chute” de l’extrait. Montrez comment cela se fait que l’élucidation du mystère (infirmières de la Mairie dealers?) rende encore plus trouble-et jouissive- la situation initiale...
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