Quand l'homme prend corps

dans les fabliaux

 

 

 

 

 

On sait que partant des enseignements d'Horace(1) et de Cicéron(2) les théoriciens et, à leur suite, la plupart des écrivains du moyen âge ont transformé les exemples de descriptions de corps humains en règles étroites, en modèles étriqués. Alors que les anciens proposaient des voies qu'ils conseillaient d'interpréter judicieusement, les hommes du moyen âge se sont conformés à la tyrannie de la règle et en sont venus à "l'obligation de respecter le dessein arrêté une fois pour toutes de types uniformes"(3).

 



L'un des grands rhétoriqueurs de l'époque, Matthieu de Vendôme(4), après avoir proposé une liste de modèles descriptifs, prescrit qu'on les aprenne par cœur pour ne pas être tenté de "s'égarer en des fantaisies personnelles". La description du corps masculin, par exemple, ne vise pas à peindre objectivement les parties du corps et les défauts ou les qualités de l'âme mais à traduire une intention affective qui oscille entre la louange et la critique.

Et les auteurs des Fabliaux, comme la plupart d'écrivains, se gardent bien de "s'égarer" en créant des types originaux aux caractéristiques singulières, aux traits curieux ou bizarres. Chevalier, écuyer, bourgeois, clerc, prêtre ou vilain, les personnages masculins de ces récits répondent aux conventions du genre, comme aux exigences d'un public qui connaît, qui espère retrouver les mêmes critiques et les mêmes louanges cent fois renouvelées, même si celles-ci ne rentrent pas dans la visée prescrite par un consciencieux Matthieu de Vendôme.


C'est cette typologie de corps masculins que nous voudrions analyser à travers un petit corpus de fabliaux représentatifs, à savoir, Des III Dames qui trouverent l'anel, Du Fevre de Creeil, Les III Boçus, La Saineresse, Le Vair Palefroi, Du Fotéor, Du sot Chevalier, D'une seule feme qui a son con servoit C chevaliers de tous poins, Le Roi d'Angleterre et le Jongleur d'Ely, Le Meunier d'Arleux, et La sorisete des Stopes.(5)

 

Suivant les sages préceptes des théoriciens, les auteurs des fabliaux, ébauchent les portraits d' hommes à légères touches, suffisantes pourtant pour situer le public devant le type de héros du récit: l'allure d'une démarche, le teint d'une peau, le timbre d'une voix peuvent servir à marquer, en premier lieu, la virilité du mâle.

Cela paraît évident mais de fait, l'ambiguïté corporelle est à peu près absente de ces contes où les demi-teintes, les penchants ambigus sont considérés suspects.

 

 

 

Le narrateur du fabliau Le Roi d'Angleterre et le Jongleur d'Ely se plaint ainsi de la contrainte que représente l'aspect physique pour un homme quels que soient sa véritable attitude face à son sexe ou au sexe opposé:

 

E si vus les femmes amez,
E ou eux sovent parlez (...)
Donque dirra ascun pautener:
"Veiez cesti mavois holer,
Come il siet son mester

 

 

De son affere bien mostrer".
Si j'ay barbe long pendaunt:
"Est cesti chevre ou pelrynaunt?"
E si je n'ay barbe:"Par seint Michel!
Cesti n'est mie matle, mès femmel".

 


Un seul exemple d'ambiguïté, mais dans ce cas, ambiguité calculée, celle de La saineresse où le travestissement de l'amant en femme vise évidemment à duper le gros bourgeois qui se vante de l'impossibilité d'être trompé par sa femme. Mais une fois la ruse menée á son but, le narrateur force la note pour bien marquer la véritable condition de sa saineresse:

En I lit l'avoit estendue
Tant que il l'a III fois foutue.
Quant il orent assez joué,
Foutu, besié et acolé,
Si se descendent del perrin.


 

 

 

Comme ici, dans la plupart de ces fabliaux les personnages s'inscrivent dans une dynamique triangulaire, amant-femme-mari, il convient donc pour nos auteurs de bien marquer d'emblée les différences entre ces deux groupes d'hommes: par convention, l'amant est jeune, bien portant et le mari vieux, avec le surplus d'une tare quelconque, morale ou physique.

 

 

D. Boutet et A. Strubel rapportent la thèse de M.Th. Lorcin sur cette opposition entre classes d'âge différentes: "Cet antagonisme refléterait une opposition plus profonde entre les "gens arrivés", pourvus d'une situation stable, nécessairement d'un certain âge, et ceux qui sont encore errants, sans situation précise, ce qui était fréquent chez les jeunes. Or le jeune, dans les fabliaux, est toujours un clerc ou un chevalier".(6)

Les fabliaux seraient donc des œuvres apparentées au mouvement courtois et tireraient leur origine de la frange inférieure de la société courtoise, où se trouvent mêlés clercs et chevaliers pauvres. Première distinction capitale: puisque jeunesse équivaut à beauté, énergie, activité c'est sur la vieillesse, sur l'infirmité, sur la passivité des "gens arrivés" que portent les cibles de la critique.

La jeune fille du Vair Palefroi, amoureuse du chevalier preus, cortois, riches de cuer mais povres d'avoir ne peut peindre le vieil homme qu'on veut lui faire marier qu'avec les pires couleurs d'un cauchemar, et ce portrait physique de la décrépitude s'accompagne inévitablement des deux attributs d'une mauvaise alliance: la richesse et la malhonnêteté:

Que molt est viex, de grant aage;
Si a froncié tout le visage,
Et les iex rouges et mauvais;
De Chaalons dusqu'à Biauvais
N'avoit chevalier en toz ses
Plus viel de lui, ne jusqu'à Sens
N'avoit plus riche, ce dist-on;
Mès cuivert et felon
Le tenoit on en la contrée.

 

 

 

Une véritable conspiration de corps caducs semblent cerner cette jeunesse dépourvue: son père, usé par l'âge ne peut presque plus marcher, mais son incapacité ne l'empêche pas de décider sur la vie de sa fille; le vieil oncle qui accepte d'aider les amants se révèle luxurieux et cupide; lors du mariage une véritable procession de vieilles loques (pourvues de bonnes vieilles rentes) guettent les mouvements de la jeune mariée comme dans un mauvais songe...

 

 


Les vieux corps se font entourer de vieux corps comme les infirmes semblent attirer leurs congénères. En effet, comme la vieillesse, les tares physiques sont toujours la représentation d'une tare morale susceptible de se faire déjouer par n'importe quelle ruse. Si dans Les III Boçus la description de la jeune femme peut se résumer en un seul vers (Si bele que c'ert uns delis), celle du mari, victime d'une cupidité immodérée de richesses et d'une jalousie maladive, nécessite d'un tableau complet de ses diformités pour justifier la vengeance de l'épouse sur lui et sur ses confrères, accourus à son foyer por ce qu'il ert de lor pariex/ Et boçus ausi come il sont:

 

Onques ne vi si malostru
De teste estoit moult bien garnis
Je cuit bien que Nature ot mis
Grant entencion à lui fère.
A toute riens estoi contrère;
Trop estoit de laide faiture;

Grant teste avoit et laide hüre,
Cort col, et les espaules lées,
Et les avoit haut encroées. (...)
... trop par estoit lais.
Toute sa vie fu entais
A grant avoir amonceler.

 

 

On ne peut pas vraiment dépasser un certain âge dans nos fabliaux sans mériter un portrait qui fasse l'autopsie des moindres rides, des moindres déformations. Et lorsque le corps du vieux mari ne souffre pas de ces difformités dégradantes on peut bien trouver d'autres alibis pour justifier le triomphe de la beauté, de la jeunesse et de la ruse.

 

Souvent la bêtise, la vantardise, la luxure débridée sont les seuls prétextes pour exercer sur le mari les pires humiliations de la femme insatisfaite. Celle du fabliau D'une seule feme qui a son con servoit C chevaliers de tous poins mutile sauvagement le corps du chevalier pour exciter ses désirs et le pousser à éliminer une rivale.

Elle n'est pas la seule, et parfois un simple pari, un jeu poussent la dame à châtier la naîveté ou la maladresse du mari. Chacune Des III Dames qui trouverent l'anel exercent leur violente farce sur les vieuxcorps des maris qu'elles désirent supprimer. Celle-ci arrive à convaincre le voisinage de la folie de son mari, le fait lier, bâillonner, mais il lui faut encore participer de ce spectacle de soumission avec un autre corps jeune, celui de son amant:

Ainçois a mandé son ami,
Et il vint maintenant à li;
En sa chambre l'en a mené
Par I pertuis li a moustré

Com li vilains estoit liié;
Bien l'a maté et cunchiiée
Et bien vaincu par son barat.



Réduit au silence le plus absolu, le vilain ne sot qu'il peust dire. Il semblerait qu'on ligote le vieux corps parce qu'il n'a plus le droit de s'exprimer, le temps de se dire étant dépassé. En effet, le seul corps masculin qui ait le privilège de s'exposer, qui mérite l'attention toute dévouée de nos auteur est évidemment le corps masculin jeune et beau indépendamment de l'attitude et de la liaison qu'il établit avec la femme.

 

En effet, l'amour n'étant pas spécialement en jeu dans nos fabliaux, les beaux corps masculins valent ce qu'ils valent, sans en inférer de qualités morales positives ou négatives, comme pour les corps usés. Aucune trascendance poétique ne se dégage donc de leurs membres.

Car il s'agit bien de membres ici. Si nos auteurs mettaient en relief les peaux usées, le regard vilain des vieux corps, ils se livrent maintenant à une exposition, à une focalisation goulue du membre viril.

 

Ils peuvent bien faire débuter leurs descriptions par une vision générale du corps mais le point d'intérêt principal ne met pas beaucoup de temps à être dévoilé.

Dans le fabliau Du fevre de Creeil le narrateur nous épargne déjà la description du visage et passe directement aux reins. Alors que les maîtres d'école conseillaient de bien faire précéder les descriptions par un éloge de l'œuvre de Dieu ou de la Nature, l'éloge vient ici juste au moment où l'on salue la feture incomparable du vit:

Moult ert deboneres et frans,
Les rains larges, grailes les flans,
Gros par espaules et espés,
Et si portoit du premier mès
Qu'il covient aus dames servir,

Quar tel vit portoit, sanz mentir,
Qui moult ert de bele feture,
Quar toute i ot mise sa cure
Nature qui formé l'avoit.

 

 

L'ignorance des propres possibilités sexuelles et de celles de la femme, thème cher à nombreux fabliaux, porte inévitablement les auteurs à mettre sur le devant de la scène ce membre désiré par les uns, prisé par les autres, jusqu'au point d'envahir le récit, de devenir protagoniste absolu de la pièce jouée.

 

L'omniprésence de l'organe reproducteur dont il ne sait pas se servir, provoque une angoisse croissante chez la femme Du sot chevalier quant ele sentoit la pasnaise sor ses cuisses et sor ses hanches. L""instrument" ou "l'outil" du jeune domestique, comme le nomme la femme Du Fevre de creeil, se trouve personnifié et semble même éprouver des sensations humaines: "Tesiez, dame, qui grant honte a et gran vergoingne, parlez moi d'autre besoingne", dit-il lorsque la soif de connaître ses performances porte la dame à exciter le pauvre homme.

Le comique d'une telle situation est assuré et arrive à son paroxisme lorsque l'homme se fait des instruments de génération féminins une idée saugrenue. Dans La sorisete des Stopes le mari est persuadé de porter li con sa fame dans un panier, tandis qu'il vehicule une petite souris. Sur le chemin de retour il est tenté de manipuler sa précieuse charge mais n'ose pas tout d'abord de peur qu'elle échappe à travers les champs. Son pénis cependant semble prendre l'initiative comme une réplique à l'indépendance supposée du sexe de sa femme:

"Ne sai," fait il, "se dort o voille
Li cons ma fame, par saint Pol,
Mais mout volentiers, par saint Vol
Lo fotisse, ainz que je venisse
A l'ostel, se je ne cremisse
Qu'i m'eschapast à mi ces voies" (...)

Maintenant de son vit la teste
Li lieve et fu droiz comme lance,
Et enz es estopes s'elance
Si se conmance à parpiller
Et la soriz saut del panier.


Et le pauvre vilain de se mettre à supposer les causes de la fuite: évidemment, l'animal n'a pas eu peur de lui mais du véritable acteur de la scène: "...mon vit, si ot el por voir que le vit noir et roige le musel devant".
Bref, l'omniprésence du phallus dans la description du corps soumet l'homme à une réduction, plutôt à une déformation narrative et visuelle: du moment que les autres membres n'intéressent pas et que la prééminence est octroyée à une partie au détriment de l'ensemble, il se produit une amplification de l'image choisie comme une caricature qui met en relief, tout en exagérant, les éléments les plus proéminents, les plus saillants d'une figure.

Voilà un procédé qui permet l'utilisation de tout type de comparaisons, de métaphores et d'hyperboles plus ou moins grossières, plus ou moins grivoises, autant de procédés d'amplification du récit.

La dame soignée par La Saineresse expose devant son mari les soins qu'elle vient de recevoir de son amant. Pour ce faire, elle utilise une métaphore qui ne voile rien, mais dévoile plutôt le mécanisme du comique, qui consiste à faire semblant de cacher, tandis qu'on étale effrontément devant le public ce que le mari est censé ignorer:

 

 

 

"L'oingnement issoit d'un tuiel,
Et si descendoit d'un forel
D'une pel moult noire et hideuse,
Mes moult par estoit savoreuse."

Dist li borgois:"Ma bèle amie,
A poi ne fustes mal baillie;
Bon oingnement avez éu".



Le fevre de Creeil devient à ce sujet l'exemple le plus poussé. Tout le texte tourne autour de la description de ce phallus jusqu'au point d'envahir le récit de ses dimensions (Devers le retenant avoit plait poing de gros et II de lonc), de sa forme (Et des mailliaus ne di-je pas qui li sont au cul atachié, qu'il ne soient fet et taillié, Tel com à tel ostil covient) de sa couleur (Et fu rebraciez ensement come moines qui jete aus poires, rouges come oignon de Corbueil), de tout son être (Si trait le vit, dont une anesse péust bien estre vertoillie) dans un désir de révéler la nature fétichiste de la pulsion sexuelle et de la pulsion narrative. Devant sa femme qu'il veut tenter, le mari loue par trois fois les caractéristiques du pénis extraordinaire de Gautier:

"Dame, fet-il, se Diex m'aït,
Je ne vi onques si grant membre,
Come a Gautiers nostre serjanz;
quar, se ce fust uns granz jaianz,
Si en a-il assés par droit;
Merveille est quant il est à roit"(...)
Lei fèvres ne s'en vout pas tère
De loer le vit au vallet;

Plus que devant s'en entremet,
Et dist qu'en tel ostil ouvrer
Ne sot miex Nature esprover. (...)
"Dame, fet-il, se Diex m'aït,
Onques mès hom de mère nez
Ne fut de vit si racinez,
Dame, fet-il, com est Gautiers;
Je croi qu'il fout moult volentiers"



 

 

Mais le narrateur, comme ennivré de la crudité, de la grossièreté parfois, de la nomination, amplifie, multiplie, accroît et reproduit les descriptions détaillées de l'"objet" à étudier comme dans une dissection réalisée à travers une loupe. "Loupe: lentille convexe et grossissante qui donne des objets une image virtuelle droite et agrandie" définition du Petit Robert.

Virtuelle et agrandie comme la vision que nous offrent les Fabliaux sur la réalité qu'ils prétendent raconter. En effet, longtemps la critique avait voulu voir dans les fabliaux "la poésie des petites gens" par rapport à la destination aristocratique des romans courtois, étant donné que la vision narrative qu'ils offraient de la réalité ne saurait être plus contraire au courant courtois. Aujourd'hui on en vient à être plus au moins d'accord sur le fait que les clercs ont dû jouer dans les fabliaux un rôle aussi important que dans la création du roman courtois et partant d'une même réalité. Le style élevé des romans courtois nous transmet une vision de la société idéalisée parce que l'on choisit les plus beaux décors, les acteurs les plus séduisants et les aventures les plus émouvantes ou les plus spectaculaires. Tout se passe comme si cette vision répondait à un point de vue distant, tellement éloigné de l'objet à représenter que les défauts deviennent flous, les imperfections s'estompent. Les fabliaux, au contraire, partant de la même réalité utiliseraient cette loupe qui agrandit la moindre forme, qui déforme le plus petit pore.

 

Les deux genres auraient en quelque sorte leur propre façon d'être fidèles ou infidèles au réel selon les désirs et les aspirations des auteurs.

En ce sens Philippe Ménard remarque que leurs peintures ou leurs évocations traduisent un évident "défoulement" et une constante idéalisation de la sexualité.

 

 

Les maladies vénériennes, les souffrances, les tristesses, les bassesses du sexe n'ont pas de place dans nos textes. En ce domaine comme ailleurs prédominent les rêves et les illusions des hommes (7). Même point de vue mais utilisé avec des filtres complètement opposés qui ne s'excluent pourtant toujours pas. En effet si certains fabliaux tirent leur comique en se présentant comme une parodie de la littérature courtoise, en mélangeant les styles, c'est que le public a une bonne connaissance de celle-ci.

 

 

 

 

Il faut donc postuler l'identité de ce public du XIIe et XIIIe siècle qui devait goûter de la finesse d'une peinture de Chrétien de Troyes et, comme dans les fabliaux que l'on vient d'étudier, pourquoi pas, de la description d'un corps masculin qui grandit avec le récit, l'envahit et s'étend sur lui.

 

 

 

Texte publié dans Queste. Estudios de lengua y literatura Francesa, Universidades del País Vasco, Pau, Valencia, Zaragoza, 1994, p.7-15

 

NOTES

(1) Art poétique, v.114-127 et 158-178
(2) De inventione, I, 24-25
(3) Faral, Edmond Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, recherches et documents sur la technique littéraire du moyen Iage, Paris 1924, réimpression Slatkine, Genève-Paris, 1982, p.79
(4) Ars versoficatoria (I, 60)
(5) Ces textes seront cités d'après le Nouveau recueil complet des fabliaux (NRCF), publ. par Willem Noomen et Nico van den Boogaard, Van Gorcum, Assen/Maastrich, Pays-Bas, 1983
(6) D. Boutet et A. Strubel Littérature et société dans la France du Moyen Age, PUF, 1979. p.124.
(7) Ménard, Philippe, Les fabliaux, contes à rire du moyen âge, PUF, 1983, p. 165

 

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