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- Oui, madame, y’a pas de pédagogie,
y’a que des pédagogues.
(La petite marchande de prose, p.64)
Voyons voir un peu ce lecteur. Qu’est-ce qu’on voit? Eh bien, des problèmes. De gros problèmes. Très peu de lecteurs. On n’aime pas lire. C’est comme ça. Même si une grande majorité a aimé lire à un certain moment, le fait est qu’il se produit trop de désertions. C’est vrai, au début était le verbe. Et on l’aimait. On aimait tous ces contes, toutes ces histoires qu’on nous lisait tout petits, lors de précieux moments d’intimité, le seul paradis qui vaille:
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Oui, l'histoire lue chaque soir remplissait la plus belle fonction de la prière, la plus désintéressée, la moins spéculative, et qui ne concerne que les hommes: le pardon des offenses. On n'y confessait aucune faute, on n'y cherchait pas à s'octroyer une portion d'éternité, c'était un moment de communion, entre nous, l'absolution du texte, un retour au seul paradis qui vaille: l'intimité. Sans le savoir, nous découvrions une des fonctions essentielles du conte, et, plus vastement, de l'art en général, qui est d'imposer une trêve au combat des hommes.
L'amour y gagnait une peau neuve.
C'était gratuit.
(Comme un roman, p.36-7)
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Voilà, c’était gratuit. Puis, vint l’École... Comme ça, avec une grande majuscule. Et nous lui avons délégué une activité vitale. C’est fou ce que cette institution peut faire contre la lecture, alors même qu’elle est censée l’encourager. Si on regarde de près on trouverait qu’une bonne quantité d’ex-lecteurs reviennent à la lecture lorsqu’ils ont fini leurs études. Paradoxal, n’est-ce pas? On apprécie la lecture avant et après l’école mais entre-temps... la fracture. Que se passe-t-il? On dirait que l’école ne veuille pas particulièrement nous transmettre l’amour pour les livres, nous en éloigne même. Observez ce dialogue entre un prof de français et sa jeune épouse:
- Ce que j'attends, moi, c'est qu'ils débranchent leurs walkmans et qu'ils se mettent à lire pour de bon!
- Pas du tout... Ce que tu attends, toi, c'est qu'ils te rendent de bonnes fiches de lecture sur les romans que tu leur imposes, qu'ils "interprètent" correctement les poèmes de ton choix, qu'au jour du bac ils analysent finement les textes de ta liste, qu'ils "commentent" judicieusement, ou "résument" intelligemment ce que l'examinateur leur collera sous le nez ce matin-là... Mais ni l'examinateur, ni toi, ni les parents, ne souhaitent particulièrement que ces enfants lisent. Ils ne souhaitent pas non plus le contraire, note. Ils souhaitent qu'ils réussissent leurs études, un point c'est tout! Pour le reste ils ont d'autres chats à fouetter!
(Comme un roman, p.84-5)
Eh oui, ce n’est plus gratuit maintenant, bienvenue sur le marché éducatif. C’est un coup bas, je sais, mais la jeune femme a raison. Observez les tâches exigées aux élèves avec toutes les bonnes intentions: interpréter, analyser, commenter, résumer... Mais ce qui angoisse le plus les élèves ce sont ces adverbes sournois: correctement, finement, judicieusement, intelligemment... ouff... et il faut faire comment pour en être à la hauteur? D’ailleurs, la plupart du temps l’élève ne sait pas ce que l’on attend de lui réellement. Il ne connait pas l’art de "parler autour", de se faire valoir sur le marché des examens et des concours. Et c’est la peur, et c’est le refus. Peur de ne pas comprendre, et refus du livre, en bloc.
Daniel Pennac, on le sait, parle en connaissance de cause, d’où ses révoltes lorsque les bonnes intentions cachent des dysfonctionnements dans le système, dont il fait partie par ailleurs. Et Dieu sait que le système a besoin de régularité, de classifications, de règles, de genres....
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Et L'espèce humaine de Robert Antelme, où ranger L'espèce humaine? C'est un vrai problème de civilisation, ça, où classer un livre comme L'espèce humaine dans la bibliothèque du XXe siècle? Dans quel genre? Car à chaque siècle son genre, mesdames et messieurs, son génie propre, c'est ce que l'école apprend à nos enfants, très schématiquement: poésie au XVIe, théâtre au XVIIe, lumières toutes au XVIIIe, roman au XIXe, et le XXe siècle, si on va par là? Quel est son genre, au XXe siècle? Littérature concentrationnaire, mesdames et messieurs, un fameux rayonnage si on ne veut rien oublier, suivre l'actualité et prévoir la suite...
(Aux fruits de la passion, p.137)
D’accord, alors il faut tout lire, tout classifier, et tout “comprendre” intelligemment. Et on voudrait en plus que les élèves aiment lire? Mais non, mais non, le plaisir est hors de question:
Tout de même déprimante cette unanimité... Comme si (...) le rôle de l'école se bornait partout et toujours à l'apprentissage de techniques, au devoir de commentaire, et coupait l'accès immédiat aux livres par la proscription du plaisir de lire. Il semble établi de toute éternité, sous toutes les latitudes, que le plaisir n'a pas à figurer au programme des écoles, et que la connaissance ne peut qu'être le fruit d'une souffrance bien comprise.
(Comme un roman, p.88)
Déprimante aussi cette uniformité, parce que les choses ne semblent pas s’arranger non plus à l’Université:
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Quant à la façon dont l'Université elle-même traite les livres, il serait bon de demander à leurs auteurs ce qu'ils pensent. Voilà ce qu'en écrivit Flannery O'Connor, le jour où elle apprit qu'on faisait plancher des étudiants sur son œuvre:
"Si les professeurs ont aujourd'hui pour principe d'attaquer une œuvre comme s'il s'agissait d'un problème de recherche pour lequel toute réponse fait affaire, à condition de n'être pas évidente, j'ai peur que les étudiants ne découvrent jamais le plaisir de lire un roman*..."
* Flannery O'Connor, L'Habitude d'être (Editions Gallimard). Traduit par Gabrielle Rolin.
(Comme un roman, p.161)
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Aie, aie, aie, quel panorama.... C’est triste, quand même. Mais il y a encore pire. Parce que l’école n’est pas seule à ignorer le plaisir de la lecture. À l’éliminer. Vous pensez que c’est trop fort comme terme? Attendez un peu. Nous, les adultes, agissons parfois avec les enfants et adolescents à notre charge comme de terribles censeurs. Au cas où la jeune personne lise d’habitude, nous sommes très rarement d’accord avec son choix. Nous sommes les premiers à établir ce qu’est la “bonne” et la “mauvaise” littérature. Ce qui “doit” être lu et ce qui produira des dégâts irréparables dans leurs tendres cerveaux. Si le jeune lecteur est atteint de bovarysme, cette maladie textuellement transmissible, nous sommes toujours prêts à intervenir, et ce faisant, à faire disparaître le plaisir de lire(!). Daniel Pennac pose ainsi le problème et exige certains droits:
Le droit au bovarysme
(maladie textuellement transmissible)
C'est cela, en gros, le "bovarysme", cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations: l'imagination enfle, les nerfs vibrent, le cœur s'emballe, l'adrénaline gicle, l'identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque...
C'est notre premier état de lecteur à tous.
Délicieux.
Mais passablement effrayant pour l'observateur adulte qui, le plus souvent, s'empresse de brandir un "bon titre" sous le nez du jeune bovaryen, en s'écriant:
- Enfin Maupassant, c'est tout de même "mieux", non?
Du calme, nous dit l’auteur... ne pas céder soi-même au bovarysme. Et soyons aussi un peu honnêtes. Souvenons-nous de nos lectures, de nos goûts et de nos plaisirs de lecture. N’exigeons pas des jeunes lecteurs ce que nous n’avons pas fourni nous mêmes. C’est vilain, et ça fait mal:
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En d'autres termes, ce n'est pas parce que ma fille collectionne les Harlequin qu'elle finira en avalant l'arsenic à la louche.
Lui forcer la main à ce stade de ses lectures, c'est nous couper d'elle en reniant notre propre adolescence. Et c'est la priver du plaisir incomparable de débusquer demain et par elle-même les stéréotypes qui, aujourd'hui, semblent la jeter hors d'elle.
Il est sage de nous réconcilier avec notre adolescence; haïr, mépriser, nier ou simplement oublier l'adolescent que nous fûmes est en soi une attitude adolescente, une conception de l'adolescence comme une maladie mortelle.
D'où la nécessité de nous rappeler nos premiers émois de lecteurs, et de dresser un petit autel à nos anciennes lectures. Y compris aux plus "bêtes". Elles jouent un rôle inestimable: nous émouvoir de ce que nous fûmes en riant de ce qui nous émouvait. Les garçons et les filles qui partagent notre vie y gagnent à coup sûr en respect et en tendresse.
En clair, ne soyons pas amnésiques, ni hypocrites. Soyons capables de déceler en nous-mêmes les comportements que nous dénonçons justement chez les autres:
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Et puis, se dire aussi que le bovarysme est -avec quelques autres- la chose du monde la mieux partagée: c'est toujours chez l'autre que nous le débusquons. Dans le même temps que nous vilipendons la stupidité des lectures adolescentes, il n'est pas rare que nous œuvrions au succès d'un écrivain télégénique, dont nous ferons des gorges chaudes dès que la mode en sera passée. Les coqueluches littéraires s'expliquent largement par cette alternance de nos engouements éclairés et de nos reniements perspicaces.
Jamais dupes, toujours lucides, nous passons notre temps à nous succéder à nous-mêmes, convaincus pour toujours que madame Bovary c'est l'autre.
Emma devait partager cette conviction.
(Comme un roman, p.184)
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Parce qu’autrement on ne devra pas s’étonner du grand nombre de désertions que l’on signalait au début. Et il faudrait aussi beaucoup parler du discrédit général des études littéraires. Du discrédit où sombrent aussi les professeurs. Question épineuse, je sais. C’est peut-être à cause de cela que l’auteur a créé la figure du professeur Crastaing. Il résume à lui seul tous les griefs sur les terrifiantes figures d’autorité à l’école.
Et entre les notes humoristiques il nous glisse de préoccupantes constatations sur le monde éducatif. Parce que Crastaing c’est le prof qu’on voudrait tous carrément voir disparaître. Observons une scène à ce propos. Après avoir hurlé l’énoncé de la rédaction, le prof disparaît. On le cherche partout. Joseph et Igor, devenus adultes tout à coup, en viennent à soupçonner Nourdine:
- Tu l'as suivi? Pourquoi?
Embrasement complet des oreilles, cette fois.
- Je voulais le tuer.
Aussi tranquillement que ça. Nourdine Kader vient d'avouer, là, à ses deux camarades de collège, qu'il a eu l'intention, hier, d'assassiner son prof de français. Ni plus ni moins. Quand on entend ce genre de choses, et sans avoir l'esprit soupçonneux, on peut, en toute camaraderie, nourrir quelque soupçon.
- Dis donc, Nourdine, demanda doucement Igor, entre nous, là, on le répétera pas... tu l'aurais pas vraiment buté, le Crastaing?
- Tu es fou!
Franchise absolue. Sincérité scandalisée, même.
- C'était hier! C'était une idée de môme!
Pas de doute, pensa Igor, on est jusqu'au cou dans cette rédac de merde: Nourdine est devenu adulte pour de bon et il pense sans rire, comme un vrai con d'adulte, que flinguer un prof est une tentation courante chez les élèves d'aujourd'hui.
(Messieurs les enfants, p.16o-1)
Oui, lamentable. Or, la question ne s’arrête pas là. Non seulement Crastaing est vivant, mais surprise surprise, il est redevenu petit. Ce qui, dit comme ça, entraîne plus de conséquences négatives que positives pour nos héros:
Ils pensent qu'on s'est fait le Crastaing, tu réalises? Ils vont mettre les flics dans le coup, tu imagines?
IGOR: Mais, puisqu'il est ici, le Crastaing!
NOURDINE: Alors c'est pire. Ils diront qu'on l'a réduit, comme les indiens Jivaros. Je vois les titres: "Recrudescence de la violence à l'école. Trois élèves, dont un "deuxième génération", réduisent leur professeur de français." A votre avis, ça va chercher dans les combien, une réduction de prof?
(Messieurs les enfants, p.221)
Il semblerait qu’il y ait un gros problème de base dans ce marché éducatif. Un problème qui n’est affronté qu’avec la bonne volonté (et le manque total d’armement) des professeurs. Parfois des héros. Des héros dignes d’un roman, oui. On voudrait remarquer à ce propos quelques figures de profs ou de pédagogues réussis chers à Daniel Pennac.
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À travers eux l’auteur présente des réflexions très intéressantes sur la façon d’interagir, d’encourager sans brusquer, sans faire peur. Vous allez voir, il s’agit d’adultes qui ne se sont pas coupés de l’univers des jeunes personnes et qui arrivent à transmettre, toujours avec humour, cet amour, ce plaisir de lire. À commencer par Benjamin Malaussène, ce frère de famille, grand conteur et excellent professeur in petto. On le retrouve ici avec Clara qui va passer son bac et qui ne semble pas avoir compris grand-chose au sonnet de Louise Labé.
- D’après toi, de quoi parle-t-elle, Clara. Qu’est-ce que c’est que ce tremblement de tous les nerfs, ce séisme, ces courts-circuits?
- On dirait qu’elle est inquiète, inquiète et en même temps très sûre d’elle-même.
- Inquiétude et certitude, oui, tu y es presque, récite le vers suivant, rien que le suivant.
- Ainsi Amour inconstamment me mène.
- L’Amour, ma Clarinette, c’est l’Amour qui nous met dans cet état, regarde ta sœur, par exemple.
Comme tout bon pédagogue, il est capable de se mettre au niveau de son public, de trouver les exemples que ce public va comprendre et qui vont le faire réagir:
Ici, elle s’arrête pile au milieu de l’allée, et me photographie.
- C’est toi que je regarde!
Puis:
- Qui était-elle, au juste, Louise? Je veux dire par rapport aux autres de son époque, Les Ronsard, les Du Bellay?
- Elle était l’être le plus accompli de la Renaissance, la poésie la plus subtile et la barbarie musculaire la plus radicale. Elle maniait l’épée et se déguisait en homme pour participer à des tournois. Elle est même montée à l’assaut des murailles, au siège de Perpignan. Après quoi, elle taillait sa plume d’oie le plus fin possible pour écrire ça, qui enfonce toute la poésie de son temps.
- Il y a des portraits d’elle? Elle était belle?
- On l’appelait la Belle Cordière.
Ainsi se poursuit notre promenade, Clara photographiant, moi disséquant pour elle le sonnet sublime, elle me jetant des regards éblouis, et moi pensant, comme le Cassidy de Crosby, que si j’étais prof j’aimerais ce métier pour toutes sortes de mauvaises raisons, dont mon goût immodéré pour cette admiration naïve.
(Au bonheur des ogres, p.226-7)
Les pédagogues réussis chez Pennac ont toujours quelque chose en commun, leur attitude, leurs réponses ne sont pas toujours évidentes, attendues. Parfois elles créent le doute. Elles font toujours penser. Elles cherchent justement la déstabilisation que provoque le sens de l’humour. C’est ça, ils ont en commun l’amour et l’humour avec lequel ils transmettent leurs fortes convictions. Nous avons vu le Père d’Igor (jeux de sons) mener une brillante discussion avec Tatiana sur l’éducation du petit. Vous vous souvenez des “prézipitazions”? Voilà, ça paraît bête comme discussion, mais il y a là-dedans une grande vérité pédagogique, de vie même. Il parle des réponses que l’on donne:
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Joseph ignore encore que Moune a rétrogradé jusqu’à cet âge précis où “parce que” est la réponse la moins satisfaisante à la question “pourquoi”. (...)
Non. Cet âge réclame des réponses finales.
Un exemple de réponse finale?
- Pourquoi il pleut? demandait invariablement Igor quand nous prenions nos dimanches à la campagne.
- Hein? Pourquoi il pleut?
- Pour que les fleurs poussent, Igor.
Ce n’est pas qu’Igor aimât particulièrement les fleurs (il ne manifeste aucune sympathie pour celles qui ornent ma tombe), mais leur nécessité ne faisait aucun doute, puisqu’il les avait sous les yeux, là, au bord du chemin où nous pataugions en famille.
- Pour que les fleurs poussent.
La réponse finale octroie cinq bonnes minutes de tranquillité. L’essayer, c’est l’adopter.
Tatiana était contre, bien sûr. Elle prétendait qu’à tout “finaliser” (l’expression est d’elle) j’allais faire d’Igor un cynique, un amputé de la nostalgie, peut-être même un homme politique. J’affirmai, moi, que les mères “causalistes” (l’expression est de moi) fabriquaient des ergoteurs sans perspectives, dissecteurs de poèmes, médecins légistes de la rêverie.
- Pourquoi vous vous disputez? demandait Igor.
- Pour que tu pousses droit.
(Messieurs les enfants, p.102-5)
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Et quand je parlais d’une grande vérité de vie je pensais que les vrais pédagogues, les professeurs réussis sont capables de transmettre d’abord une éthique qui n’est jamais amputée d’esprit ludique. Indispensable, l’esprit ludique, pour survivre en bonnes conditions sur cette planète. Pour pouvoir découvrir, apprécier, jouir, pour pouvoir aimer, en somme. Cet esprit ludique, ce sens de l’humour n’est pas un ajout, ce n’est pas la cerise sur le gâteau, quelque chose de superflu que l’on distille après avoir distillé la connaissance. C’est vraiment l’attitude à communiquer en premier, le cadeau à faire. Et c’est comme ça que le comprend le père d’Igor:
MOI: Tu n'as jamais entendu parler des amygdales?
LUI:?
MOI: Même en instruction civique?
LUI: Les amygdales en instruction civique?
MOI: Oui. L'Amygdale des Anciens Combattants, tu n'as jamais entendu parler?
LUI: Ah oui, le 14 Juillet!
MOI: Le 14 Juillet, le 8 Mai, Diên Biên Phu, l'Algérie, tout ça, quoi...
LUI: Ils vont t'opérer des anciens combattants, alors?
MOI: Oui, ils vont m'ôter mes anciens combattants. Tu te rends compte!...
Je sais, je sais, j'ai eu tort, j'ai eu tort contre le bon goût, tort contre le respect, contre la mémoire, contre le drapeau, contre l'Histoire, contre la raison, tort contre son prof d'instruction civique aussi qui a cru qu'Igor se foutait de lui avec cette histoire d'anciens combattants massacrés à l'arme blanche dans la gorge de son père, et j'ai eu tort contre Tatiana (une de nos rares vraies disputes: "Tu veux faire passer ton fils pour un demeuré, ou quoi?"), mais je m'en foutais, je m'en foutais, je savais qu'avec l'Amygdale des Anciens Combattants je plaçais dans le cœur de mon fils la bombe à retardement d'un bon gros rire qui éclaterait après ma mort, si l'opération foirait. Et, pour tout dire, je ne serais pas fâché qu'il transmette la blague à sa propre descendance: l'Amygdale des Anciens Combattants, super! Il ne faut pas cracher sur les jeux de mots. Les plus mauvais vont aux meilleurs amis. C'est l'ineffable prix de l'intimité.
(Messieurs les enfants, p.148)
Le sens de l’humour comme héritage... c’est magnifique! C’est sûrement le patrimoine le plus riche à transmettre, le plus humaniste. Ce pédagogue réussi essaye de se mettre dans la peau de l’autre, prévoir ses peurs et offrir une issue, grâce à l’humour. Malgré la douleur, malgré la perte et le malheur, l’homme est capable de transmettre cet esprit ludique, de communiquer cette éthique. Et il n’y a pas de victoire plus grande, comme signale Benjamin à propos de Stojil:
Stojil! C’est l’état d’esprit où il me faut absolument la présence de Stojil. Parce que lui, Stojilkovitch, les désillusions, il les a toutes connues. Toutes. D’abord le Bon Dieu, auquel il croyait dur comme fer et qui a glissé dans son âme savonnée, le laissant ouvert aux quatre vents de l’Histoire. Et puis l’héroïsme de la guerre, et son absurde symétrie. La sainte obésité des Camarades, ensuite, une fois la révolution faite. Enfin la solitude lépreuse de l’exclu. Tout a foiré au cours de sa longue vie. Reste? Les échecs (le jeu), et encore, il lui arrive de perdre. Alors? L’humour. L’humour, cette expression irréductible de l’éthique.
(Au bonheur des ogres p.176)
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Avec un brin de jalousie nous assistons aussi à des scènes de classe où le prof est le héros. Oui, ça peut arriver. Et quand c’est le cas, je vous assure, c’est un vrai délice... Pour de nombreuses raisons:
1- après la théorie on voit la pratique
2- ça parle du plaisir de lire, de le transmettre
3- les conflits produits en classe sont gérés avec humour. Et là, on ne parle pas simplement d’une question d’ordre. L’humour avec lequel on aborde les textes dédramatise les exigences du marché éducatif. Lorsque l’élève sait au juste ce que l’on attend de lui, lorsqu’on lui apprend les stratégies pour “parler autour”... la peur disparaît. La peur de ne pas comprendre. Il se voit donc capable d’être à la hauteur des exigences:
Avec un brin d'amusement, nous avons compris "comment ça marche", compris l'art et la manière de "parler autour", de se faire valoir sur le marché des examens et des concours. Inutile de le cacher, c'est un des buts de l'opération. En matière d'examen et d'embauche, "comprendre", c'est comprendre ce qu'on attend de nous. Un texte "bien compris" est un texte intelligemment négocié. Ce sont les dividendes de ce marchandage que le jeune candidat quête sur le visage de l'examinateur quand il lui coule un regard en douce après lui avoir servi une interprétation astucieuse -mais point trop audacieuse- d'un alexandrin à réputation énigmatique. ("Il a l'air content, continuons sur cette voie, elle conduit droit à la mention")
De ce point de vue, une scolarité littéraire bien menée relève autant de la stratégie que de la bonne intelligence du texte.
(CRU, p.150-151)
Si la peur aux épreuves académiques disparaît, la peur aux livres aussi. Et merveille des merveilles... on est en conditions de redonner ou d’offrir le bonheur d’être lecteur. Et ça, mesdames et messieurs, je vous assure, c’est l’acte le plus généreux, le plus noble, le plus humaniste qui puisse se produire sur le marché éducatif et sur tous les marchés de la planète.
Vous remarquerez que, paradoxalement, nous sommes revenus à la gratuité du fait de lire, condition très recommandable pour se plaire avec les textes. Ce prof en particulier voudrait cependant ne pas trop se donner le mérite de l’opération, si ce n’est précisément pour ce retour à la fabuleuse gratuité des débuts:
C’est que le plaisir de lire était tout proche (...)
On avait tout simplement oublié ce qu’était un livre, ce qu’il avait à offrir. On avait oublié, par exemple, qu’un roman raconte d’abord une histoire. On ne savait pas qu’un roman doit être lu comme un roman: étancher d’abord notre soif de récit.
(Comme un roman, p.129)
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On ne savait pas qu’un roman doit être lu comme un roman, il faut que l’on ait fait les choses de travers pour en arriver là! Cette (re)découverte du plaisir du voyage vertical, du bonheur d’être lecteur provoque un changement substantiel et non négligeable: l’effort de lire se trouve valorisé. La lecture n’est plus jugée comme une condamnation ni comme le luxe d’une élite.
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On ne s’esquive donc plus pour trouver le temps de lire, mieux, pour chercher le temps de lire. Et cette réflexion vise aussi les adultes. Ces figures qui devraient aussi servir de modèle (il ne faut pas tout déléguer, n’exagérons pas). Parce que à regarder de près ou de loin, toutes les excuses pour ne pas lire se retranchent à la fin sur le manque de temps. Et pourquoi celle-ci, qui travaille, fait des courses, élève des enfants, conduit sa voiture, aime trois hommes, fréquente le dentiste, déménage la semaine prochaine, trouve-t-elle le temps de lire, et ce chaste rentier célibataire, non?:
Le temps de lire est toujours du temps volé. (Tout comme le temps d'écrire, d'ailleurs, ou le temps d'aimer).
Volé à quoi?
Disons, au devoir de vivre.
C'est sans doute la raison pour laquelle le métro -symbole rassis dudit devoir- se trouve être la plus grande bibliothèque du monde.
Le temps de lire, comme le temps d'aimer, dilate le temps de vivre.
Si on devait envisager l'amour du point de vue de notre emploi du temps, qui s'y risquerait? Qui a le temps d'être amoureux? A-t-on jamais vu, pourtant, un amoureux ne pas prendre le temps d'aimer?
Je n'ai jamais eu le temps de lire, mais rien, jamais, n'a pu m'empêcher de finir un roman que j'aimais.
La lecture ne relève pas de l'organisation du temps social, elle est, comme l'amour, une manière d'être.
La question n'est pas de savoir si j'ai le temps de lire ou pas (temps que personne, d'ailleurs, ne me donnera), mais si je m'offre ou non le bonheur d'être lecteur.
(Comme un roman, p.137)
Aimer, lire, écrire... et faire des cours. Après la théorie, je vous propose la pratique. Retrouvez justement, dans l’exercice ci-dessous, cette classe de français avec prof réussi qui essaie de vaincre les résistances à lire de ses élèves... en leur lisant à haute voix.
Après tous ces regards sur images, regard sur le récit, regard sur le lecteur, voilà le regard sur le cours. Je réalise maintenant que je fais un cours de français sur un écrivain qui met justement en scène un prof qui fait un cours de français. Après l’histoire dans l’histoire... le cours dans le cours, pourquoi pas? Nous tous mis en abîme....
exercice
Le héros ici, c’est le prof. Vous vous souvenez de l’iceberg (images surprenantes)? C’est de lui. Il faut préciser qu’il l’a fait exprès, il est allé se procurer l’édition la plus volumineuse. Vous allez voir, ça fait partie de son sens de l’humour. Lisez cette intelligente négociation professeur-élèves et... détendez-vous (c’était plus fort que moi...)
Et bien entendu, on n’aime pas lire. Trop de vocabulaire dans les livres. Trop de pages, aussi.
Pour tout dire, trop de livres.
Non, décidément, on n’aime pas lire.
C’est du moins ce qu’indique la forêt des doigts levés quand le prof pose la question:
- Qui n’aime pas lire?
Une certaine provocation, même, dans cette quasi unanimité. Quant aux rares doigts qui ne se lèvent pas (entre autres celui de la Veuve sicilienne), c’est par indifférence résolue à la question posée.
- Bon, dit le prof, puisque vous n’aimez pas lire... c’est moi qui vous lirai des livres.
Sans transition, il ouvre son cartable et en sort un bouquin gros comme ça, un truc cubique, vraiment énorme, à couverture glacée. Ce qu’on peut imaginer de plus impressionnant en matière de livre.
- Vous y êtes?
Ils n’en croient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Ce type va leur lire tout ça? Mais on va y passer l’année! Perplexité... Une certaine tension, même... Ça n’existe pas, un prof qui se propose de passer l’année à lire... Ou c’est un sacré fénéant, ou il y a anguille sous roche. L’arnaque nous guette. On va avoir droit à la liste de vocabulaire quotidienne, au compte rendu de lecture permanent...
Ils se regardent. Certains, à tout hasard, posent une feuille devant eux et mettent leurs stylos en batterie.
- Non, non, inutile de prendre des notes. Essayez d’écouter, c’est tout.
Se pose alors le problème de l’attitude. Que devient un corps dans une salle de classe s’il n’a plus l’alibi du stylo-bille et de la feuille blanche? Qu’est-ce qu’on peut bien faire de soi dans une circonstance pareille?
- Installez-vous confortablement, détendez-vous...
(Il en a des bonnes, lui... détendez-vous...)
La curiosité l’emportant, Banane et Santiags finit tout de même par demander:
- Vous allez nous lire tout ce livre... à haute voix?
- Je ne vois pas très bien comment tu pourrais m’entendre si je le lisais à voix basse...
Discrète rigolade. Mais, la jeune Veuve sicilienne ne mange pas de ce pain-là. Dans un murmure assez sonore pour être entendue de tous, elle lâche:
- On a passé l’âge.
Préjugé communément répandu... particulièrement chez ceux à qui l’on n’a jamais fait le vrai cadeau d’une lecture. Les autres savent qu’il n’y a pas d’âge pour ce genre de régal.
- Si dans dix minutes tu estimes encore avoir passé l’âge, tu lèves le doigt et on passe à autre chose, d’accord?
- Qu’est-ce que c’est, comme livre? Demande Burlington, sur un ton qui en a vu d’autres.
- Un roman.
- Ça raconte quoi?
- Difficile à dire avant de l’avoir lu. Bon, vous y êtes? Fin des négociations. On y va.
Ils y sont... sceptiques, mais ils y sont.
- Chapitre Un:
“Au dix-huitième siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque(...) la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver...”*
* Patrick Süskind, Le parfum (Editions Fayard). Traduit par Bernard Lortholary
p.120-122
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1- Expliquez le sens d’ “une certaine provocation”.
2- Expliquez la pose de la Veuve sicilienne lors de la première question du prof?
3- Par quels moyens l’auteur arrive-t-il à rendre saisissante la réaction des élèves devant le livre? Etudiez le lexique et le rythme des phrases.
4- Le problème de l’attitude. Expliquez le sens du mot “alibi” dans ce contexte.
5- Etudiez et classez les différentes réponses/défenses/attaques des élèves face aux projets du prof.
6- Finalement lui, le prof. Essayez de qualifier sa démarche. Qu’est-ce qu’il prétend, comment s’y prend-il avec son objectif et avec ses élèves?
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