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Erotisme
féminin. Modèle masculin?
À propos de l’amour courtois
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Le concept
amoureux créé par les troubadours entre le XIe
et XIIIe siècle supposa pour la littérature
européenne un remarquable changement quant à
la représentation des rapports homme-femme. Personne
ne doute que la grande valorisation que de leurs attributs
faisaient les poètes conforma un idéal où
les dames occitanes se sont reconnues et reflétées.
Or, à côté
de la production poétique masculine qui parle d’elles,
on a aussi conservé des compositions lyriques écrites
par des femmes, les trobairitz. Ces œuvres ont
reçu un sort bien divers de la part de la critique. Mais en
général on peut observer une certaine réticence à admettre
ces poésies avec la même bienveillance que celles
des troubadours.
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On pourrait avancer
quelques arguments présentés en ce sens. Peu de variété
d’abord. Le concept amoureux qui se véhicule dans leurs
cansós ne serait que le modèle masculin mais inversé.
Nous y reviendrons. Ensuite, peu d’authenticité. Les poésies
des trobairitz ne représenteraient que de purs exercices, une
sorte de jeu littéraire sans plus de transcendance.
Est-ce parce qu’elles
sont spécialement sensuelles dans leurs compositions? A vrai
dire, ce qui surprend de prime abord, c’est la constante exaltation
de leur beauté, de leurs qualités, et surtout, la haute
tension érotique qui se dégage de la parole féminine.
Des aspects qui ont pu gêner ou inquiéter à un certain
moment, et qui surprennent sans doute si l’on configure un concept
trop restreint de la courtoisie et de la fin’amors.
En
tout cas, cette argumentation nous porterait à questionner
la sincérité des trobairitz. Mais de fait,
le thème de l’authenticité est un
problème
qui concerne aussi les troubadours. Le modèle de rapports
hétérosexuels que ceux-ci versent dans leurs
œuvres provoque sans doute une revalorisation de la
femme, de ses attributs moraux, mais surtout physiques, à
l’opposé du message de la théologie dominante,
d’une négativité asphyxiante.
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Cette revalorisation
peut arriver à un extrême devenu désormais lieu
commun, celui de la supériorité
féminine (avec cette hyperbolisation des qualités
extérieures et intérieures), face à la soumission
d’un amoureux patient et toujours dévoué.
On comprend que
le troubadour qui gagnait son pain de cour en cour ait exalté
de la sorte sa domina. Mais pour quelle raison les troubadours
de haut rang, les princes, les comtes, les rois, dont on voit mal qu’ils
aient eu à se soumettre pour séduire leurs dames, auraient
adopté cette position? Comment ne pas douter de la sincérité
de leur expression poétique?
Il se pourrait que
cette voie de recherche se révèle inopérante du
moment qu’il n’existe aucun instrument d’analyse capable
de calibrer la “sincérité” de leur manifestation
poétique. Nous manquons de données sur les structures
mentales de ces auteurs, sur leurs désirs et leurs peurs, sauf
pour les idées qui s’expriment dans leurs propres œuvres.
Et cependant, nous
croyons qu’à partir des circonstances de production l’on
peut affirmer l’”authenticité” de leur expression
poétique. Étant donné le parallélisme fictif
que l’on propose entre le poète et l’amant, les valeurs
courtoises sont exaltées d’un point de vue subjectif mais
partagé avec son auditoire. Le troubadour ou la trobairitz exprime,
sous le couvert d’une expérience personnelle, des sentiments,
des désirs que le public a aussi éprouvés ou voudrait
éprouver. Kölher (1964)...
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Du
moment qu’il s’agit d’une sorte d’aveu,
ce que le sujet affirme sentir ou apprécier, est considéré
par le récepteur du produit comme authentique.
Nous
ne croyons donc pas que le thème de la sincérité
soit un argument valable pour analyser la production occitane
et, encore moins, pour juger différemment la production
des trobairitz.
Ils
envisagent tous la création artistique de la cansó amoureuse
comme un instrument pour séduire, pour convaincre
l’autre de la sincérité d’un sentiment.
Art donc au sens oviden de technique. De fait, tous
se réclament héritiers du grand maître
en questions amoureuses.
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On pourrait penser
que la grande acceptation d’Ovide dans la littérature occitane
est due au moins en grande partie à ce que les destinataires
du produit culturel pouvaient aussi extraire de ses œuvres des
modèles de comportement et des conseils pratiques sur les rapports
hétérosexuels.
Et aux femmes est
dédié le troisième libre de l’Ars. Dans un
premier moment il s’occupe de la plus commune des situations,
que nous pourrions assimiler à la grande dame, la châtelaine
dont on exalte la beauté. Le comportement de la femme variera
en fonction du degré de sincérité qu’elle
admette de la part de son amoureux. Mais en tout cas il faut mener une
tactique, une technique d’acceptation du message amoureux pour
pouvoir être sûre de désirer la même chose
que son amant.
Il faudrait remarquer
les conseils sur l’éducation des femmes: qu’elles
sachent chanter, qu’elles connaissent les poètes puisque
un visage devient plus attrayant s’il est accompagné d’intelligence...
Mais Ovide esquisse aussi toute une série d’attitudes où
les trobairitz on bien pu extraire de précieuses orientations
sur la forme de se conduire avec le sexe opposé, à l’heure
de séduire.
Il
n’est pas rare de voir une auto affirmation de leurs qualités
physiques pour atteindre cet objectif, comme fait la comtesse
de Dia devant la possibilité que son amant recherche
d’autres amours. En ce sens Ovide prévenait déjà
les femmes qu’il est difficile de désirer quelque
chose d’inconnu. Il n’est donc pas déplacé
de défendre et d’exalter ses propres qualités
pour attirer l’amant.
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Voilà l’un
des thèmes qui préoccupe le plus nos poétesses:
les attaques et les censures qu’elles reçoivent pour oser
prendre l’initiative, pour s’avancer et essayer de séduire
avec leur art les hommes qu’elles ont librement choisis comme
objet de désir.
On assiste peut-être
à une opposition plus forte que chez les troubadours contre tous
ceux qui attaquent la fin’amors puisque les dames doivent se défendre
en outre de ceux qui jugent immoral qu’une femme dirige un tel
discours à son amoureux.
La trobairitz Castelloza
manifeste par exemple sa ferme volonté d’exprimer son désir
malgré les jugements que sa conduite puisse provoquer. Sur ces
détracteurs de l’amour courtois on pourrait se demander
s’ils représentent simplement les traditionnels lauzengiers
ou si on pourrait aussi les assimiler aux moralisateurs représentants
de l’Eglise catholique, toujours si sensibles à l’heure
de contrôler et de mater n’importe quelle initiative féminine.
La comtesse de
Dia glisse comme la plupart de troubadours les lieux communs sur
ces sujets,
“vilains”, “médisants”, etc... mais
elle les accuse aussi de déformer la réalité,
ils ressemblent comme elle dit poétiquement, “au nuage
qui s’étend
et voile les rayons du soleil”. En tout cas elle affirme être
d’autant plus contente car ces gens sont très gênés
de ce qu’elle prenne la parole. Même fermeté chez
Azalais de Porcaraigues lorsqu’elle promet de se livrer complètement
à son amant. On peut même deviner un pointe d’effronterie,
un désir manifeste d’offusquer ceux qui la critiquent.
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Il
est évident que les conseils d’Ovide visent les
rapports amoureux librement choisis. Il ne s’agit surtout
pas de savoir envisager l’amour dans le mariage puisqu’il
considère aussi que dans la vie conjugale on exerce des
contraintes sur la femme incompatibles avec l’aspiration
au libre consentement. Nous nous trouvons donc face à
une situation adultère mais non qu’il y ait un
désir spécial de provocation, de subvertir un
ordre moral quelconque.
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Tout simplement
les conditions sociales ne devaient permettre d’autre chemin que
celui-là. Le mariage est un contrat et il ne peut pas y avoir
de fin’amors, répètent tous, les toubadours et les
trobairitz. On ne peut pas proprement parler d’amour dans le mariage.
S’il se produit, il a plus de chances de se manifester ailleurs.
Les femmes le savent
bien. On les marie trop jeunes parce qu’elles représentent
une valeur en possessions rattachables pour la maison du mari ou pour
trancher un accord, et surtout, comme mères des futurs héritiers.
En ce sens discutent deux trobairitz Alaisina et Carenza, dans une tensó
à problématique essentiellement féminine. La première
hésite entre rester célibataire ou se marier. Devant le
conseil de bien choisir un mari, d’autant mieux s’il est
cultivé, Alaisina se résiste à voir son corps meurtri
par de multiples naissances.
Il ne semble pas
que l’idée soit très rassurante pour elle si l’on
ajoute la servitude que représente la soumission au mari. Comme
notait Ovide, c’est justement pour cela qu’il ne peut pas
y avoir d’amour dans le mariage, le mari accède à
sa femme quand bon lui semble. Et dans un rapport courtois le mari joue
précisément le seul rôle dont on peut se passer.
On pourrait chercher
en vain des soucis d’ordre moral, des scrupules éthiques
dans cette situation, mais l’idéal amoureux que les trobairitz
nous ont laissé ne s’embarrasse point de telles considérations.
Le désir que l’amant occupe le lieu du mari se manifeste
sans l’ombre d’un doute, comme chez la comtesse de Dia qui
désire avoir ce corps nu à côté d’elle
une nuit, “en luoc del marit”, pourvu qu’il promette
faire tout ce qu’elle voudra ...
De
ce type d’affirmation s’était dégagée
une vision négative de l’érotisme féminin
des trobairitz, une vision marquée sans doute par l’esprit
des temps. R. Nelli rappelle certains de ces jugements: Raynouard
lui attribuait “une sensualité toute matérielle”;
sensualité, ajoutait Jules Véran “qu’elle
affiche parfois crûment”. A. Berry signalait “son
exceptionnelle absence de vertu”.
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Comme remarque
Pierre Bec (1984: 9) nous ne sommes plus heureusement aux temps de la
critique littéraire des points de suspension et les interprétations
de ce genre ne peuvent se maintenir que si l’on désire
faire de l’amour courtois occitan une lecture volontairement “platonique”.
En fait il n’y
a rien dans les propos des trobairitz qui aille contre ce que postulent
les troubadours. Et de nombreux troubadours ont été l’objet
d’analyses semblables, à commencer par le premier d’entre-eux,
Guilhem IX, comme signale J-C. Huchet (1987:60-63):
Dérangeante, la poésie
de Guillaume IX l’est à plus d’un titre. Elle surgit
à la fin du XIe siècle, neuve et énigmatique, sans
qu’une tradition antérieure soit venue en frayer la voie.
Elle ne se donne pas comme origine rassurante et “asexuée”
de la fin’amors. L’homme et l’œuvre gênent.
En témoigne l’embarras d’une partie de la critique
qui refuse de lire et de traduire la totalité des onze pièces
conservées par la tradition manuscrite ou fustige l’inadmissible
misogynie du personnage ou son impardonnable gauloiserie... Autre symptôme:
les anthologies qui, pour la plupart, oublient les pièces scabreuses,
de moins bonne qualité poétique par définition.
Dure loi que celle qui prélude à l’établissement
de florilèges (...) Ce travail de démembrement d’un
corpus au demeurant bien attesté vise à restituer une
origine “asexuée” à la fin’amors et
la présente, dès sa première apparition comme un
chef-d’œuvre de sublimation.
Non, l’érotisme occitan n’est pas précisément
asexué. L’importance du plaisir dans les rapports, le désir
du corps aimé, le goût qu’on éprouve à
cerner ce corps au moyen de la parole ne pourraient être niés
à moins de torturer les textes, comme disait M. Lazar (1964:
99-100).
Mais nous ne croyons
pas que ce concept représente forcément, comme on a longtemps
signalé, une impiété inconcevable pour l’époque
ou une attaque délibérée contre la morale chrétienne.
Les multiples et constantes allusions à Dieu, aux saints, à
la foi que troubadours et trobairitz réalisent nous portent à
conclure que leur sentiment religieux était manifeste et sincère.
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Ce qui
a pu choquer à un moment donné c’est justement
cette curieuse imbrication de deux sphères qui par
la suite se verront séparées, la sphère
profane et la sphère religieuse.
Mais
du point de vue occitan, la conception amoureuse ne rentre
jamais en contradiction avec la foi qu’ils vivent tous à leur façon,
comme de bons chrétiens.
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Nombreux sont les
troubadours qui se dirigent à Dieu avec une audace qui a pu surprendre.
Raimbaut d’Aurenga par exemple établit un vrai pacte avec
le ciel: pour Lui le monde entier pourvu qu’il lui laisse sa dame.
D’ailleurs, un instant, Dieu est présenté comme
un possible rival amoureux.
Hérétique?
Blasphème? Il se pourrait tout simplement qu’il use à
merveille de la rhétorique. Pour lui c’est la meilleure
façon d’ expliquer la force de son désir, le caractère
exceptionnel du sentiment. Et c’est une attitude, comme relève
M. de Riquer (1989: 1025-1026), qui se correspond parfaitement avec
une manière médiévale d’humaniser quotidiennement
les aspects religieux. En définitive, du point de vue de la lyrique
occitane plaisir et foi ne semblent pas incompatibles.
Il est vrai que cela peut surprendre si l’on prend comme point
de départ la perspective de la hiérarchie catholique.
Mais il est très probable qu’à l’époque,
face au formalisme culpabilisateur de la curie romaine, les occitans
aient accepté une image de Dieu comme une entité supérieure,
qu’ils vénèrent, certes, mais qui ne va pas les
châtier pour désirer ce qu’ils désirent. Si
Dieu est bonté, désirer posséder la beauté
devient un espoir fondamentalement bon.
C’est
en tout cas ce qui se dégage des paroles de la plupart
des poètes qui ont chanté la fin’amors classique,
comme Bernart de Ventadorn qui demande l’aide divine dans
un but bien concret: assister au moment où sa dame se
déshabille pour être dans sa chambre, près
du lit, lui enlever les chaussures bien chaussées, à
genoux et humilié, si elle désire le mettre à
ses pieds....
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Et ce n’est
pas le seul qui associe les désirs les plus profanes aux pensées
les plus élevées. Mais en fait, lorsque les troubadours
se dirigent à Dieu, il ne le font jamais assimilant Dieu à
l’Église catholique. Ils distinguent clairement par contre
entre la foi et les représentants ecclésiastiques.
En général
on peut observer un certain ressentiment envers les professionnels de
la religion, en particulier, ceux qui prêchent dans un sens et
agissent dans le sens opposé. Nous sommes en pleine réforme
grégorienne et les dissidences peuvent se manifester encore.
Mais comme signale justement M. de Riquer, l’anticléricalisme
détecté ne nous autorise point à les qualifier
d’irréligieux.
La question prend évidemment un autre sens si l’on se place
du côté de ces représentants religieux qui fustigent
n’importe qu’elle manifestation culturelle qui implique
la verbalisation de l’érotisme. D’autant plus s’il
s’agit de femmes prenant la parole d’une façon si
personnelle.
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Mais
nous le répétons, il n’y a rien chez les
trobairitz qui invalide ce que les propres troubadours expriment
dans leurs cansós, il n'y a rien qui les différencierait
d'eux, si ce n’est une plus grande clarté au moment
de rendre leurs désirs explicites. Or, à regarder
de près, cet argument irait contre l’idée,
très répandue, que l’œuvre des trobairitz
ne serait qu’une inversion du discours masculin.
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Dans une étude
sur le contre-texte au Moyen Age, Pierre Bec (1984: 18) signale l’impossibilité
d’analyser séparément la production des trobairitz
de celle des troubadours puisque les œuvres des femmes sont encadrées,
semble-t-il, dans un contexte à dominante masculine. L’auteur
arrive à la conclusion que le texte “féminin”,
qu’il s’agisse d’une féminité textuelle
(texte d’homme “prêté” à une femme)
ou d’une féminité génétique (texte
de femme mais copiant le modèle masculin), sera toujours un “contre-texte”.
Selon la conception de l’auteur (1984: 15) qui cite une série
d’œuvres de trobairitz comme “contre-texte”...
Le contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire
et marginalisé, une sorte d’infra-littérature (underground).
Sa référence paradigmatique reste le texte, dont il se
démarque, et son récepteur, inévitablement, le
même que celui du texte. Car sa réception et son impact
sont étroitement liés aux modalités du code textuel
majoritaire.
On pourrait objecter précisément que le modèle
de référence soit un modèle masculin. En effet,
en ce qui concerne le modèle amoureux typiquement courtois, il
nous semble plutôt que le modèle qui se véhicule
répond à un idéal où la femme devient centre,
reine, objet de désir. Un idéal porteur d’ un érotisme
où la femme joue le beau rôle.
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Personne
n’ignore que ces œuvres voient la lumière,
sont chantées, récitées, appréciées
dans les cours. Et le consommateur privilégié
de ce produit culturel est évidemment la dame, la châtelaine
qui gère l’intendance de la cour. Ce sont elles,
les femmes, le véritable mécènes, celui
pour qui l’on écrit, le récepteur.
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Le troubadour répond
à la demande de sa domina avec des connaissances musicales
et littéraires qu’il a cultivé pendant des années
dans les écoles. Connaissances qui le distinguent de ceux qui
n’ont pas pu entreprendre de telles études, les vilains,
sans doute, mais aussi beaucoup de laïques, d’hommes d’église.
Le troubadour écrit en son nom, construisant un idéal
qui s’oppose tellement (c’est pour cela que l’on crée
les idéaux) aux dures conditions dans lesquelles sont maintenus
à l’époque le désir partagé et les
rapports sentimentaux.
Face à la
littérature épique, conçue par des hommes pour
exalter un idéal masculin, l’amour courtois occitan
semble un modèle généré par les femmes, écrit
par des hommes et des femmes pour exalter un idéal fondamentalement
féminin. Celui qui répond à leurs expectatives.
Un type de littérature où elles deviennent les
reines... et que les hommes acceptent parce qu’il s’agit,
entre autres raisons, d’un moyen très civilisé de
régler
cette activité humaine qui porte un homme à approcher
une femme et, celle-ci à accepter le mouvement mais
le retardant le temps suffisant pour être sûre de désirer
la même chose que lui, en toute liberté.
Les troubadours professionnels se servent de leur art pour accéder
aux centres de pouvoir, évidemment. Les puissants, les grands
seigneurs (qui n’avaient nul besoin, par exemple, de “feindre”
la soumission) se servent également du modèle parce qu’ils
ont reçu de même une formation qui le leur permet. Qui
les distingue. Ils possèdent les moyens artistiques qui font
d’eux des centres d’intérêt pour les femmes.
De fait, leurs chansons deviennent le véhicule parfait pour briller
devant elles, pour les séduire. Quel est l’homme qui ne
désire pas attirer l’attention de la femme qu’il
veut conquérir? Voilà justement l’objectif.
Et sans
doute les trobairitz ont utilisé de la même façon
l’art qu’elles ont aidé à créer.
Parfois elles ont été même plus explicites
dans la verbalisation de leur désir. Il nous semble
donc un peu forcé de qualifier le travail de ces poétesses
d’infra-littérature. En tout cas, si le modèle
érotique qu’elles présentent est vraiment
féminin, elles ne se démarquent pas du code.
Elles réalisent leur contribution particulière.
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Jusqu’ici nous avons parlé d’amour courtois occitan,
c’est-à-dire de la fin’amors classique, de pièces
sur lesquelles il existe un consensus généralisé
quant à leur qualification de “courtoises”. Mais
il ne faudrait pas oublier l’importance de l’aspect ludique
du produit culturel en question. Aspect ludique qui a favorisé
sans doute un autre type de compositions plus piquantes, gauloises,
scabreuses, etc....
Ces poèmes
où l’on affirme parfois parler de fin’amors, écrits
par les mêmes auteurs, sont marqués par une évidente
charge de sensualité. Quelques-uns sont qualifiés d’obscènes.
Chansons qui soulèvent des questions de fond, sans doute. En
voici quelques-unes: Par où passerait la frontière qui
permettrait de qualifier ces œuvres d’”anti-courtoises”?
S’agit-il vraiment de chansons de companh? Le public féminin
n’était pas visé dans ce type de littérature?
Il se pourrait qu’au
moins dans une certaine mesure ces poèmes aient le même
objectif que les pièces plus habituellement appelées courtoises.
En tout cas il est évident que dans les deux types de pièces
les auteurs se sont livrés au plaisir de jouer avec leur auditoire.
Un auditoire soumis d’avance qui participe du même modèle
en questions amoureuses et qui ne s’effarouche point des outrances
langagières dans un exercice érotique certainement ludique,
comme signale Robert Lafont (1992: 210):
Ce n’est point aller trop loin que de repérer dans cette
victoire la métonymie de l’acte sexuel, du corps au cœur:
qu’el còr l’en intro’l giscle, “que les
jets végétaux (ou verges) du chant lui entrent au cœur”.
Arnaut Daniel jouera semblablement et plus clairement sur verga. Comme
chez Grimoart, chez Raimbaut la sublimation de l’amour ne serait
pas si elle n’inscrivait pas en filigrane de la fin’amor
la représentation du “foutre”.
Si les trobairitz ont reçu une éducation rhétorique
latine comment douter de leur goût pour ces chansons d’amour
construites sur d’habiles jeux de mots et de métaphores
grammaticales? Un exemple: Pelh beutat nominativa (Riquer, 1989: 1707)
où la fin’amors se sert des outils lexicaux pour devenir
“génitive”, “subjonctive”, “copulative”...
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Les
destinataires de ces compositions devaient jouir comme à
d’autres époques, en écoutant de belles
chansons d’amour et des pièces plus croustillantes
comme certaines branches du Roman de Renard, o un certain type
de fabliau, pour ne citer qu’un exemple.
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Est-ce que les dames
n’ont pas pu apprécier le gap de Raimbaut d’Aurenga
dans lequel il regrette d’avoir été émasculé?
Et que dire du gap de Guilhem IX où il se livre à des
exploits sexuels avec Agnès et Ermessen? L’érotisme
de ces pièces joue de la sorte avec la langue:
Invitation à aller toujours plus avant dans l’invention
de la langue poétique, à s’enfoncer En Alvernhe,
part Lemozi (en Auvergne, de l’autre côté du Limousin),
là où trobei la moller d’en Guari, là où
“trover” et “rencontrer” la femme se désignent
par le même mot, où le trobar devient “comte”
dans la langue des excès du “con” qu’incarnent
Agnès et Ermessen qu’il faut foutre Cen e quatre vint et
ueit vetz. La signature -renverrait-elle à un personnage réel-
souligne, dans l’équivoque obscène qu’elle
entretient, que, dans un poème, la joute des corps n’est
jamais que métaphore des ébats de la langue et le culte
du “con” “amour de la langue... (Huchet, 1987: 62)
Mais voilà que reviennent nos questions: par où passerait
la limite qui distinguerait les poèmes “courtois”
des autres? L’objectif et le public de ce gap que l’on vient
de citer serait-ils tellement différents du poème où
le même auteur demande à Dieu de l’aide pour pouvoir
mettre les mains sous le manteau de sa dame (soz son mantel)? (Riquer,
1989: 119-120)
Certaines chansons typiquement courtoises semblent déborder les
anciennes définitions sur l’amour courtois tout en retrouvant
ces “ébats de la langue” dont parlait Jean-Charles
Huchet. Bernart Marti par exemple affirme être plus heureux que
n’importe quel roi lorsqu’il caresse sa dame nue sotz
cortin’obrada. L’œuvre poétique qu’il
crée pour elle représente sans doute un essai de séduction
et l’idéal érotique qu’il véhicule
ne serait être compris sans ce tribut permanent au travail artistique,
au travail langagier et musical: C’aissi vauc entrebescant/
los motz e.l so afinant:/ lengu’entrebescada/ es en la baizada,
“j’entrelace les mots et j’accorde la musique comme
la langue qui s’entrelace dans le baiser”... (Riquer, 1989:
60-63)
Nous
sommes devant une production assez particulière. Il s’agit
d’une création littéraire et musicale des
plus alambiquées. Une création d’une grande
recherche stylistique qui semble à la fois manifestement
utilitaire comme art. Art au sens ovidien de “technique”,
comme on disait au début de cette étude. Technique
pour persuader, pour séduire: la dame, l’amant,
le public... nous. Tout un produit culturel.
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Texte
publié dans Quaderns de Filologia, Homenaje a Josefa MĒ Castellví
Calvo, Universitat de València, 2001
Bibliographie
Bec, Pierre (1984) Burlesque et obscénité
chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Age, Paris, Stock.
Huchet, Jean-Charles (1987) L’amour discourtois. La “fin’amors”
chez les premiers troubadours, Paris, Privat.
Kölher, Erich (1984) “Observations historiques et sociologiques
sur la poésie des troubadours” Cahiers de Civilisation
Médiévale, p.27-51
Lafont, Robert (1992) Le chevalier et son désir. Essai sur
les origines de l’Europe littéraire (1064-1154), Paris,
Kimé.
Lazar Moshé (1964) Amour courtois et “fin’amors”
dans la littérature du XIIe siècle, Paris, Klincksieck.
Nelli, René (1963) L’érotique des troubadours,
Toulouse, Privat
Pulega, Andrea (1995) Amore cortese e modelli teologici. Guglielmo
IX, Chrétien de Troyes, Dante, Milan, Jaca Book.
Riquer, Martín de (1989) Los Trovadores. Historia literaria
y textos, Barcelona, Ariel.
accueil
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