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                Erotisme 
                  féminin. Modèle masculin?À propos de l’amour courtois
     |   
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                    Le concept 
                    amoureux créé par les troubadours entre le XIe 
                    et XIIIe siècle supposa pour la littérature 
                    européenne un remarquable changement quant à 
                    la représentation des rapports homme-femme. Personne 
                    ne doute que la grande valorisation que de leurs attributs 
                    faisaient les poètes conforma un idéal où 
                    les dames occitanes se sont reconnues et reflétées. 
                   Or, à côté 
                    de la production poétique masculine qui parle d’elles,
                    on a aussi conservé des compositions lyriques écrites
                    par des femmes, les trobairitz. Ces œuvres ont
                    reçu un sort bien divers de la part de la critique. Mais en
                    général on peut observer une certaine réticence à admettre
                    ces poésies avec la même bienveillance que celles
                    des troubadours.    |    On pourrait avancer 
          quelques arguments présentés en ce sens. Peu de variété 
          d’abord. Le concept amoureux qui se véhicule dans leurs 
          cansós ne serait que le modèle masculin mais inversé. 
          Nous y reviendrons. Ensuite, peu d’authenticité. Les poésies 
          des trobairitz ne représenteraient que de purs exercices, une 
          sorte de jeu littéraire sans plus de transcendance.  Est-ce parce qu’elles 
          sont spécialement sensuelles dans leurs compositions? A vrai 
          dire, ce qui surprend de prime abord, c’est la constante exaltation 
          de leur beauté, de leurs qualités, et surtout, la haute 
          tension érotique qui se dégage de la parole féminine. 
          Des aspects qui ont pu gêner ou inquiéter à un certain 
          moment, et qui surprennent sans doute si l’on configure un concept 
          trop restreint de la courtoisie et de la fin’amors.   
           
            |  
                 
                    En
                       tout cas, cette argumentation nous porterait à questionner
                        la sincérité des trobairitz. Mais de fait,
                        le  thème de l’authenticité est un
                        problème 
                    qui concerne aussi les troubadours. Le modèle de rapports
                     hétérosexuels que ceux-ci versent dans leurs 
                    œuvres provoque sans doute une revalorisation de la
                    femme,  de ses attributs moraux, mais surtout physiques, à 
                    l’opposé du message de la théologie dominante,
                     d’une négativité asphyxiante.   |  |   Cette revalorisation 
          peut arriver à un extrême devenu désormais lieu 
          commun, celui de la supériorité 
          féminine (avec cette hyperbolisation des qualités 
          extérieures et intérieures), face à la soumission 
          d’un amoureux patient et toujours dévoué.  On comprend que 
          le troubadour qui gagnait son pain de cour en cour ait exalté 
          de la sorte sa domina. Mais pour quelle raison les troubadours 
          de haut rang, les princes, les comtes, les rois, dont on voit mal qu’ils 
          aient eu à se soumettre pour séduire leurs dames, auraient 
          adopté cette position? Comment ne pas douter de la sincérité 
          de leur expression poétique?  Il se pourrait que 
          cette voie de recherche se révèle inopérante du 
          moment qu’il n’existe aucun instrument d’analyse capable 
          de calibrer la “sincérité” de leur manifestation 
          poétique. Nous manquons de données sur les structures 
          mentales de ces auteurs, sur leurs désirs et leurs peurs, sauf 
          pour les idées qui s’expriment dans leurs propres œuvres. 
           Et cependant, nous 
          croyons qu’à partir des circonstances de production l’on 
          peut affirmer l’”authenticité” de leur expression 
          poétique. Étant donné le parallélisme fictif 
          que l’on propose entre le poète et l’amant, les valeurs 
          courtoises sont exaltées d’un point de vue subjectif mais 
          partagé avec son auditoire. Le troubadour ou la trobairitz exprime, 
          sous le couvert d’une expérience personnelle, des sentiments, 
          des désirs que le public a aussi éprouvés ou voudrait 
          éprouver. Kölher (1964)...    
           
            |  |  
                
                  Du 
                    moment qu’il s’agit d’une sorte d’aveu, 
                    ce que le sujet affirme sentir ou apprécier, est considéré 
                    par le récepteur du produit comme authentique.  Nous
                      ne croyons donc pas que le thème de la sincérité 
                    soit un argument valable pour analyser la production occitane 
                    et, encore moins, pour juger différemment la production
                    des trobairitz. Ils
                    envisagent tous la création artistique de la cansó amoureuse
                    comme un instrument pour séduire, pour convaincre
                    l’autre de la sincérité d’un sentiment.
                    Art donc au sens oviden de technique. De fait, tous
                    se réclament héritiers du grand maître
                    en questions amoureuses.  |  
 On pourrait penser 
          que la grande acceptation d’Ovide dans la littérature occitane 
          est due au moins en grande partie à ce que les destinataires 
          du produit culturel pouvaient aussi extraire de ses œuvres des 
          modèles de comportement et des conseils pratiques sur les rapports 
          hétérosexuels.  Et aux femmes est 
          dédié le troisième libre de l’Ars. Dans un 
          premier moment il s’occupe de la plus commune des situations, 
          que nous pourrions assimiler à la grande dame, la châtelaine 
          dont on exalte la beauté. Le comportement de la femme variera 
          en fonction du degré de sincérité qu’elle 
          admette de la part de son amoureux. Mais en tout cas il faut mener une 
          tactique, une technique d’acceptation du message amoureux pour 
          pouvoir être sûre de désirer la même chose 
          que son amant.  Il faudrait remarquer 
          les conseils sur l’éducation des femmes: qu’elles 
          sachent chanter, qu’elles connaissent les poètes puisque 
          un visage devient plus attrayant s’il est accompagné d’intelligence... 
          Mais Ovide esquisse aussi toute une série d’attitudes où 
          les trobairitz on bien pu extraire de précieuses orientations 
          sur la forme de se conduire avec le sexe opposé, à l’heure 
          de séduire.  
           
            |  
                Il 
                  n’est pas rare de voir une auto affirmation de leurs qualités 
                  physiques pour atteindre cet objectif, comme fait la comtesse 
                  de Dia devant la possibilité que son amant recherche 
                  d’autres amours. En ce sens Ovide prévenait déjà 
                  les femmes qu’il est difficile de désirer quelque 
                  chose d’inconnu. Il n’est donc pas déplacé 
                  de défendre et d’exalter ses propres qualités 
                  pour attirer l’amant. |  |     Voilà l’un 
          des thèmes qui préoccupe le plus nos poétesses: 
          les attaques et les censures qu’elles reçoivent pour oser 
          prendre l’initiative, pour s’avancer et essayer de séduire 
          avec leur art les hommes qu’elles ont librement choisis comme 
          objet de désir.  On assiste peut-être 
          à une opposition plus forte que chez les troubadours contre tous 
          ceux qui attaquent la fin’amors puisque les dames doivent se défendre 
          en outre de ceux qui jugent immoral qu’une femme dirige un tel 
          discours à son amoureux.  La trobairitz Castelloza 
          manifeste par exemple sa ferme volonté d’exprimer son désir 
          malgré les jugements que sa conduite puisse provoquer. Sur ces 
          détracteurs de l’amour courtois on pourrait se demander 
          s’ils représentent simplement les traditionnels lauzengiers 
          ou si on pourrait aussi les assimiler aux moralisateurs représentants 
          de l’Eglise catholique, toujours si sensibles à l’heure 
          de contrôler et de mater n’importe quelle initiative féminine. 
           La comtesse de
            Dia  glisse comme la plupart de troubadours les lieux communs sur
            ces sujets, 
          “vilains”, “médisants”, etc... mais
          elle  les accuse aussi de déformer la réalité,
          ils ressemblent  comme elle dit poétiquement, “au nuage
          qui s’étend 
          et voile les rayons du soleil”. En tout cas elle affirme être
           d’autant plus contente car ces gens sont très gênés
            de ce qu’elle prenne la parole. Même fermeté chez
             Azalais de Porcaraigues lorsqu’elle promet de se livrer complètement
              à son amant. On peut même deviner un pointe d’effronterie,
               un désir manifeste d’offusquer ceux qui la critiquent. 
 
           
            |  |  
                Il 
                  est évident que les conseils d’Ovide visent les 
                  rapports amoureux librement choisis. Il ne s’agit surtout 
                  pas de savoir envisager l’amour dans le mariage puisqu’il 
                  considère aussi que dans la vie conjugale on exerce des 
                  contraintes sur la femme incompatibles avec l’aspiration 
                  au libre consentement. Nous nous trouvons donc face à 
                  une situation adultère mais non qu’il y ait un 
                  désir spécial de provocation, de subvertir un 
                  ordre moral quelconque. |   Tout simplement 
          les conditions sociales ne devaient permettre d’autre chemin que 
          celui-là. Le mariage est un contrat et il ne peut pas y avoir 
          de fin’amors, répètent tous, les toubadours et les 
          trobairitz. On ne peut pas proprement parler d’amour dans le mariage. 
          S’il se produit, il a plus de chances de se manifester ailleurs. 
           Les femmes le savent 
          bien. On les marie trop jeunes parce qu’elles représentent 
          une valeur en possessions rattachables pour la maison du mari ou pour 
          trancher un accord, et surtout, comme mères des futurs héritiers. 
          En ce sens discutent deux trobairitz Alaisina et Carenza, dans une tensó 
          à problématique essentiellement féminine. La première 
          hésite entre rester célibataire ou se marier. Devant le 
          conseil de bien choisir un mari, d’autant mieux s’il est 
          cultivé, Alaisina se résiste à voir son corps meurtri 
          par de multiples naissances.  Il ne semble pas 
          que l’idée soit très rassurante pour elle si l’on 
          ajoute la servitude que représente la soumission au mari. Comme 
          notait Ovide, c’est justement pour cela qu’il ne peut pas 
          y avoir d’amour dans le mariage, le mari accède à 
          sa femme quand bon lui semble. Et dans un rapport courtois le mari joue 
          précisément le seul rôle dont on peut se passer. 
           On pourrait chercher 
          en vain des soucis d’ordre moral, des scrupules éthiques 
          dans cette situation, mais l’idéal amoureux que les trobairitz 
          nous ont laissé ne s’embarrasse point de telles considérations. 
          Le désir que l’amant occupe le lieu du mari se manifeste 
          sans l’ombre d’un doute, comme chez la comtesse de Dia qui 
          désire avoir ce corps nu à côté d’elle 
          une nuit, “en luoc del marit”, pourvu qu’il promette 
          faire tout ce qu’elle voudra ... 
 
           
            |  
                  De 
                  ce type d’affirmation s’était dégagée 
                  une vision négative de l’érotisme féminin 
                  des trobairitz, une vision marquée sans doute par l’esprit 
                  des temps. R. Nelli rappelle certains de ces jugements: Raynouard 
                  lui attribuait “une sensualité toute matérielle”; 
                  sensualité, ajoutait Jules Véran “qu’elle 
                  affiche parfois crûment”. A. Berry signalait “son 
                  exceptionnelle absence de vertu”.   |  |     Comme remarque 
          Pierre Bec (1984: 9) nous ne sommes plus heureusement aux temps de la 
          critique littéraire des points de suspension et les interprétations 
          de ce genre ne peuvent se maintenir que si l’on désire 
          faire de l’amour courtois occitan une lecture volontairement “platonique”. 
           En fait il n’y 
          a rien dans les propos des trobairitz qui aille contre ce que postulent 
          les troubadours. Et de nombreux troubadours ont été l’objet 
          d’analyses semblables, à commencer par le premier d’entre-eux, 
          Guilhem IX, comme signale J-C. Huchet (1987:60-63):  
        Dérangeante, la poésie 
          de Guillaume IX l’est à plus d’un titre. Elle surgit 
          à la fin du XIe siècle, neuve et énigmatique, sans 
          qu’une tradition antérieure soit venue en frayer la voie. 
          Elle ne se donne pas comme origine rassurante et “asexuée” 
          de la fin’amors. L’homme et l’œuvre gênent. 
          En témoigne l’embarras d’une partie de la critique 
          qui refuse de lire et de traduire la totalité des onze pièces 
          conservées par la tradition manuscrite ou fustige l’inadmissible 
          misogynie du personnage ou son impardonnable gauloiserie... Autre symptôme: 
          les anthologies qui, pour la plupart, oublient les pièces scabreuses, 
          de moins bonne qualité poétique par définition. 
          Dure loi que celle qui prélude à l’établissement 
          de florilèges (...) Ce travail de démembrement d’un 
          corpus au demeurant bien attesté vise à restituer une 
          origine “asexuée” à la fin’amors et 
          la présente, dès sa première apparition comme un 
          chef-d’œuvre de sublimation.
  
        Non, l’érotisme occitan n’est pas précisément 
          asexué. L’importance du plaisir dans les rapports, le désir 
          du corps aimé, le goût qu’on éprouve à 
          cerner ce corps au moyen de la parole ne pourraient être niés 
          à moins de torturer les textes, comme disait M. Lazar (1964: 
          99-100).
 Mais nous ne croyons 
          pas que ce concept représente forcément, comme on a longtemps 
          signalé, une impiété inconcevable pour l’époque 
          ou une attaque délibérée contre la morale chrétienne. 
          Les multiples et constantes allusions à Dieu, aux saints, à 
          la foi que troubadours et trobairitz réalisent nous portent à 
          conclure que leur sentiment religieux était manifeste et sincère. 
             
           
            |  |  
                 
                    Ce qui 
                    a pu choquer à un moment donné c’est justement 
                    cette curieuse imbrication de deux sphères qui par 
                    la suite se verront séparées, la sphère 
                    profane et la sphère religieuse.  Mais
                      du point de vue occitan, la conception amoureuse ne rentre
                      jamais en contradiction avec la foi qu’ils vivent tous à leur façon, 
                    comme de bons chrétiens.    |    Nombreux sont les 
          troubadours qui se dirigent à Dieu avec une audace qui a pu surprendre. 
          Raimbaut d’Aurenga par exemple établit un vrai pacte avec 
          le ciel: pour Lui le monde entier pourvu qu’il lui laisse sa dame. 
          D’ailleurs, un instant, Dieu est présenté comme 
          un possible rival amoureux.  Hérétique? 
          Blasphème? Il se pourrait tout simplement qu’il use à 
          merveille de la rhétorique. Pour lui c’est la meilleure 
          façon d’ expliquer la force de son désir, le caractère 
          exceptionnel du sentiment. Et c’est une attitude, comme relève 
          M. de Riquer (1989: 1025-1026), qui se correspond parfaitement avec 
          une manière médiévale d’humaniser quotidiennement 
          les aspects religieux. En définitive, du point de vue de la lyrique 
          occitane plaisir et foi ne semblent pas incompatibles.  Il est vrai que cela peut surprendre si l’on prend comme point 
          de départ la perspective de la hiérarchie catholique. 
          Mais il est très probable qu’à l’époque, 
          face au formalisme culpabilisateur de la curie romaine, les occitans 
          aient accepté une image de Dieu comme une entité supérieure, 
          qu’ils vénèrent, certes, mais qui ne va pas les 
          châtier pour désirer ce qu’ils désirent. Si 
          Dieu est bonté, désirer posséder la beauté 
          devient un espoir fondamentalement bon.
 
           
            |  
                C’est 
                  en tout cas ce qui se dégage des paroles de la plupart 
                  des poètes qui ont chanté la fin’amors classique, 
                  comme Bernart de Ventadorn qui demande l’aide divine dans 
                  un but bien concret: assister au moment où sa dame se 
                  déshabille pour être dans sa chambre, près 
                  du lit, lui enlever les chaussures bien chaussées, à 
                  genoux et humilié, si elle désire le mettre à 
                  ses pieds....  |  |    Et ce n’est 
          pas le seul qui associe les désirs les plus profanes aux pensées 
          les plus élevées. Mais en fait, lorsque les troubadours 
          se dirigent à Dieu, il ne le font jamais assimilant Dieu à 
          l’Église catholique. Ils distinguent clairement par contre 
          entre la foi et les représentants ecclésiastiques.  En général 
          on peut observer un certain ressentiment envers les professionnels de 
          la religion, en particulier, ceux qui prêchent dans un sens et 
          agissent dans le sens opposé. Nous sommes en pleine réforme 
          grégorienne et les dissidences peuvent se manifester encore. 
          Mais comme signale justement M. de Riquer, l’anticléricalisme 
          détecté ne nous autorise point à les qualifier 
          d’irréligieux.  La question prend évidemment un autre sens si l’on se place 
          du côté de ces représentants religieux qui fustigent 
          n’importe qu’elle manifestation culturelle qui implique 
          la verbalisation de l’érotisme. D’autant plus s’il 
          s’agit de femmes prenant la parole d’une façon si 
          personnelle.
 
           
            |  |  
                  Mais 
                  nous le répétons, il n’y a rien chez les 
                  trobairitz qui invalide ce que les propres troubadours expriment 
                  dans leurs cansós, il n'y a rien qui les différencierait 
                  d'eux, si ce n’est une plus grande clarté au moment 
                  de rendre leurs désirs explicites. Or, à regarder 
                  de près, cet argument irait contre l’idée, 
                  très répandue, que l’œuvre des trobairitz 
                  ne serait qu’une inversion du discours masculin.   |     Dans une étude 
          sur le contre-texte au Moyen Age, Pierre Bec (1984: 18) signale l’impossibilité 
          d’analyser séparément la production des trobairitz 
          de celle des troubadours puisque les œuvres des femmes sont encadrées, 
          semble-t-il, dans un contexte à dominante masculine. L’auteur 
          arrive à la conclusion que le texte “féminin”, 
          qu’il s’agisse d’une féminité textuelle 
          (texte d’homme “prêté” à une femme) 
          ou d’une féminité génétique (texte 
          de femme mais copiant le modèle masculin), sera toujours un “contre-texte”. 
          Selon la conception de l’auteur (1984: 15) qui cite une série 
          d’œuvres de trobairitz comme “contre-texte”... 
            
        Le contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire 
          et marginalisé, une sorte d’infra-littérature (underground). 
          Sa référence paradigmatique reste le texte, dont il se 
          démarque, et son récepteur, inévitablement, le 
          même que celui du texte. Car sa réception et son impact 
          sont étroitement liés aux modalités du code textuel 
          majoritaire.
  
        On pourrait objecter précisément que le modèle 
          de référence soit un modèle masculin. En effet, 
          en ce qui concerne le modèle amoureux typiquement courtois, il 
          nous semble plutôt que le modèle qui se véhicule 
          répond à un idéal où la femme devient centre, 
          reine, objet de désir. Un idéal porteur d’ un érotisme 
          où la femme joue le beau rôle.
 
           
            |  |  
                Personne 
                  n’ignore que ces œuvres voient la lumière, 
                  sont chantées, récitées, appréciées 
                  dans les cours. Et le consommateur privilégié 
                  de ce produit culturel est évidemment la dame, la châtelaine 
                  qui gère l’intendance de la cour. Ce sont elles, 
                  les femmes, le véritable mécènes, celui 
                  pour qui l’on écrit, le récepteur.  |    Le troubadour répond 
          à la demande de sa domina avec des connaissances musicales 
          et littéraires qu’il a cultivé pendant des années 
          dans les écoles. Connaissances qui le distinguent de ceux qui 
          n’ont pas pu entreprendre de telles études, les vilains, 
          sans doute, mais aussi beaucoup de laïques, d’hommes d’église. 
          Le troubadour écrit en son nom, construisant un idéal 
          qui s’oppose tellement (c’est pour cela que l’on crée 
          les idéaux) aux dures conditions dans lesquelles sont maintenus 
          à l’époque le désir partagé et les 
          rapports sentimentaux.  Face à la
             littérature épique, conçue par des hommes pour
              exalter un idéal masculin, l’amour courtois occitan
              semble  un modèle généré par les femmes, écrit
               par des hommes et des femmes pour exalter un idéal fondamentalement
                féminin. Celui qui répond à leurs expectatives.
                 Un type de littérature où elles deviennent les
                 reines...  et que les hommes acceptent parce qu’il s’agit,
                 entre autres  raisons, d’un moyen très civilisé de
                 régler 
          cette activité humaine qui porte un homme à approcher
           une femme et, celle-ci à accepter le mouvement mais
           le  retardant le temps suffisant pour être sûre de désirer
            la même chose que lui, en toute liberté. Les troubadours professionnels se servent de leur art pour accéder 
          aux centres de pouvoir, évidemment. Les puissants, les grands 
          seigneurs (qui n’avaient nul besoin, par exemple, de “feindre” 
          la soumission) se servent également du modèle parce qu’ils 
          ont reçu de même une formation qui le leur permet. Qui 
          les distingue. Ils possèdent les moyens artistiques qui font 
          d’eux des centres d’intérêt pour les femmes. 
          De fait, leurs chansons deviennent le véhicule parfait pour briller 
          devant elles, pour les séduire. Quel est l’homme qui ne 
          désire pas attirer l’attention de la femme qu’il 
          veut conquérir? Voilà justement l’objectif.
 
 
           
            |  
                 
                    Et sans 
                    doute les trobairitz ont utilisé de la même façon 
                    l’art qu’elles ont aidé à créer. 
                    Parfois elles ont été même plus explicites 
                    dans la verbalisation de leur désir. Il nous semble 
                    donc un peu forcé de qualifier le travail de ces poétesses 
                    d’infra-littérature. En tout cas, si le modèle 
                    érotique qu’elles présentent est vraiment 
                    féminin, elles ne se démarquent pas du code. 
                    Elles réalisent leur contribution particulière.   |  |    Jusqu’ici nous avons parlé d’amour courtois occitan, 
          c’est-à-dire de la fin’amors classique, de pièces 
          sur lesquelles il existe un consensus généralisé 
          quant à leur qualification de “courtoises”. Mais 
          il ne faudrait pas oublier l’importance de l’aspect ludique 
          du produit culturel en question. Aspect ludique qui a favorisé 
          sans doute un autre type de compositions plus piquantes, gauloises, 
          scabreuses, etc....
 Ces poèmes 
          où l’on affirme parfois parler de fin’amors, écrits 
          par les mêmes auteurs, sont marqués par une évidente 
          charge de sensualité. Quelques-uns sont qualifiés d’obscènes. 
          Chansons qui soulèvent des questions de fond, sans doute. En 
          voici quelques-unes: Par où passerait la frontière qui 
          permettrait de qualifier ces œuvres d’”anti-courtoises”? 
          S’agit-il vraiment de chansons de companh? Le public féminin 
          n’était pas visé dans ce type de littérature? 
           Il se pourrait qu’au 
          moins dans une certaine mesure ces poèmes aient le même 
          objectif que les pièces plus habituellement appelées courtoises. 
          En tout cas il est évident que dans les deux types de pièces 
          les auteurs se sont livrés au plaisir de jouer avec leur auditoire. 
          Un auditoire soumis d’avance qui participe du même modèle 
          en questions amoureuses et qui ne s’effarouche point des outrances 
          langagières dans un exercice érotique certainement ludique, 
          comme signale Robert Lafont (1992: 210):  
        Ce n’est point aller trop loin que de repérer dans cette 
          victoire la métonymie de l’acte sexuel, du corps au cœur: 
          qu’el còr l’en intro’l giscle, “que les 
          jets végétaux (ou verges) du chant lui entrent au cœur”. 
          Arnaut Daniel jouera semblablement et plus clairement sur verga. Comme 
          chez Grimoart, chez Raimbaut la sublimation de l’amour ne serait 
          pas si elle n’inscrivait pas en filigrane de la fin’amor 
          la représentation du “foutre”.
  
        Si les trobairitz ont reçu une éducation rhétorique 
          latine comment douter de leur goût pour ces chansons d’amour 
          construites sur d’habiles jeux de mots et de métaphores 
          grammaticales? Un exemple: Pelh beutat nominativa (Riquer, 1989: 1707) 
          où la fin’amors se sert des outils lexicaux pour devenir 
          “génitive”, “subjonctive”, “copulative”...
   
           
            |  |  
                  Les 
                  destinataires de ces compositions devaient jouir comme à 
                  d’autres époques, en écoutant de belles 
                  chansons d’amour et des pièces plus croustillantes 
                  comme certaines branches du Roman de Renard, o un certain type 
                  de fabliau, pour ne citer qu’un exemple.   |     Est-ce que les dames 
          n’ont pas pu apprécier le gap de Raimbaut d’Aurenga 
          dans lequel il regrette d’avoir été émasculé? 
          Et que dire du gap de Guilhem IX où il se livre à des 
          exploits sexuels avec Agnès et Ermessen? L’érotisme 
          de ces pièces joue de la sorte avec la langue:  
        Invitation à aller toujours plus avant dans l’invention 
          de la langue poétique, à s’enfoncer En Alvernhe, 
          part Lemozi (en Auvergne, de l’autre côté du Limousin), 
          là où trobei la moller d’en Guari, là où 
          “trover” et “rencontrer” la femme se désignent 
          par le même mot, où le trobar devient “comte” 
          dans la langue des excès du “con” qu’incarnent 
          Agnès et Ermessen qu’il faut foutre Cen e quatre vint et 
          ueit vetz. La signature -renverrait-elle à un personnage réel- 
          souligne, dans l’équivoque obscène qu’elle 
          entretient, que, dans un poème, la joute des corps n’est 
          jamais que métaphore des ébats de la langue et le culte 
          du “con” “amour de la langue... (Huchet, 1987: 62)
  
        
 Mais voilà que reviennent nos questions: par où passerait 
          la limite qui distinguerait les poèmes “courtois” 
          des autres? L’objectif et le public de ce gap que l’on vient 
          de citer serait-ils tellement différents du poème où 
          le même auteur demande à Dieu de l’aide pour pouvoir 
          mettre les mains sous le manteau de sa dame (soz son mantel)? (Riquer, 
          1989: 119-120)
  
        Certaines chansons typiquement courtoises semblent déborder les 
          anciennes définitions sur l’amour courtois tout en retrouvant 
          ces “ébats de la langue” dont parlait Jean-Charles 
          Huchet. Bernart Marti par exemple affirme être plus heureux que 
          n’importe quel roi lorsqu’il caresse sa dame nue sotz 
          cortin’obrada. L’œuvre poétique qu’il 
          crée pour elle représente sans doute un essai de séduction 
          et l’idéal érotique qu’il véhicule 
          ne serait être compris sans ce tribut permanent au travail artistique, 
          au travail langagier et musical: C’aissi vauc entrebescant/ 
          los motz e.l so afinant:/ lengu’entrebescada/ es en la baizada, 
          “j’entrelace les mots et j’accorde la musique comme 
          la langue qui s’entrelace dans le baiser”... (Riquer, 1989: 
          60-63)
   
           
            |  
                Nous 
                  sommes devant une production assez particulière. Il s’agit 
                  d’une création littéraire et musicale des 
                  plus alambiquées. Une création d’une grande 
                  recherche stylistique qui semble à la fois manifestement 
                  utilitaire comme art. Art au sens ovidien de “technique”, 
                  comme on disait au début de cette étude. Technique 
                  pour persuader, pour séduire: la dame, l’amant, 
                  le public... nous. Tout un produit culturel. |  |       
        
 
            Texte 
            publié dans Quaderns de Filologia, Homenaje a Josefa MĒ Castellví 
            Calvo, Universitat de València, 2001  Bibliographie Bec, Pierre (1984) Burlesque et obscénité 
          chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Age, Paris, Stock.
 Huchet, Jean-Charles (1987) L’amour discourtois. La “fin’amors” 
          chez les premiers troubadours, Paris, Privat.
 Kölher, Erich (1984) “Observations historiques et sociologiques 
          sur la poésie des troubadours” Cahiers de Civilisation 
          Médiévale, p.27-51
 Lafont, Robert (1992) Le chevalier et son désir. Essai sur 
          les origines de l’Europe littéraire (1064-1154), Paris, 
          Kimé.
 Lazar Moshé (1964) Amour courtois et “fin’amors” 
          dans la littérature du XIIe siècle, Paris, Klincksieck.
 Nelli, René (1963) L’érotique des troubadours, 
          Toulouse, Privat
 Pulega, Andrea (1995) Amore cortese e modelli teologici. Guglielmo 
          IX, Chrétien de Troyes, Dante, Milan, Jaca Book.
 Riquer, Martín de (1989) Los Trovadores. Historia literaria 
          y textos, Barcelona, Ariel.
   
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